Augmentation salariale: Pourquoi au prix du sang ?

Par | Le Messager
- 10-Mar-2008 - 08h30   58174                      
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Il a fallu des dizaines de morts et une dizaine de milliards Cfa de pertes économiques, pour en faire comprendre la nécessité qui était pourtant évidente...
Le vendredi 07 mars, huit jours après la déclaration de guerre du président du Rdpc, le chef de l’Etat a annoncé, devant son gouvernement réuni en conseil, un train de mesures fiscales et sociales, en vue de stopper la hausse du coût de la vie dans le pays. L’annonce a été généralement bien accueillie. Ces mesures eurent sans doute dissipé le profond malaise social, s’il n’avait pas fallu des dizaines de morts et une dizaine de milliards Cfa de pertes économiques, pour en faire comprendre la nécessité qui était pourtant évidente. Comme si les aspirations du peuple ne pouvaient parvenir à la perception de son chef, qu’au prix du sang de ceux qui resteront des “ martyrs des revendications sociales ”. Mais, au-delà de ce regret qui tempère l’enthousiasme de l’accueil des mesures, on peut aussi s’inquiéter de leurs effets contrastés. Si l’on prend par exemple les salaires des agents de l’Etat qui vont augmenter de 15% et leur indemnité de non logement qui va croître pour atteindre 20%, cela signifie-t-il pour les travailleurs que hors de l’Etat, point de salut ? Ou bien que les travailleurs du secteur privé qui créent la richesse, devront à leur tour payer le prix nécessaire ? On sait que pour parvenir à un relèvement des salaires dans le secteur privé d’une économie libéralisée, l’Etat doit en négocier les conditions avec le patronat. Et de telles négociations n’ont pas été annoncées dans le train des mesures présidentielles. Alors, bonjour les nouvelles inégalités. Si l’on peut saluer les mesures fiscales concernant les denrées de première nécessité, il est douteux qu’elles puissent prévenir d’autres émeutes de la faim, étant donné qu’elles ne rassurent pas les populations de manière durable. Sauf à les prolonger dans le temps, ce qui induit forcément une restructuration budgétaire. Et même si ces mesures étaient garanties dans la durée, elles ne résoudraient pas le problème de la vie chère qui est d’abord et avant tout une affaire de politique de production. Quand M. Biya dit qu’“ aucune défaillance ne sera plus tolérée ”, il donne naturellement raison à ceux qui, comme nous au Messager ont toujours pensé que le chef de l’Etat était, de par sa lenteur à réagir contre les défaillances ou l’antipatriotisme, le seul responsable de la mal-gouvernance du pays. Nous prenons acte de l’aveu. Mais, ne voyons pas encore à l’aune de quelle politique pouvant durablement réduire du coût de la vie, seront appréciées les défaillances des ministres. La baisse ou la suppression des taxes à l’importation est une mesure palliative et ponctuelle. Elle ne peut tenir lieu de politique de stabilisation des prix qui, elle, prend d’abord en compte l’offre des biens à consommer, et donc de la production. Quelle mesure alternative le président a-t-il instruite, à l’importation massive des produits que nous avons tous les moyens de produire localement ? Tout sauf le courage politique d’encourager les producteurs ? C’est dans le sens de l’organisation de la production, et celui de la suppression des monopoles privés ou publics (eau, électricité, ciment, téléphone, etc.) autant que des choix économiques patriotiques, et de la moralité publique, qu’il faudra désormais juger des défaillances… et les sanctionner opportunément. On ne maintient pas à son poste pendant des années un responsable convaincu d’indélicatesse, alors qu’il peut faire l’objet d’une mesure conservatoire de suspension, sans préjudice de sa présomption d’innocence. J-B. SIPA

Revalorisation salariale: L’accueil mitigé des fonctionnaires

Autant les jeunes fonctionnaires sont enthousiastes, autant les anciens sont nostalgiques. Environ 150.000 familles sont concernées par les augmentations des salaires. Vendredi 07 mars 2008. Il est un peu de 17 heures et 30 minutes. Certains fonctionnaires qui ont suivi les décrets portant revalorisation des salaires et de l’indemnité de non logement sont très enthousiastes. Un employé du ministère des Finances décline sa satisfaction: “ Je remercie le président Paul Biya. Il est à l’écoute des populations. Il s’est comporté comme un père après nous avoir flagellés ”. Les actes du chef de l’Etat interviennent après les vives revendications qui ont paralysé plusieurs villes du Cameroun du 25 au 28 février 2008. Certains affirment que les décrets de vendredi dernier sont la conséquence de ces mouvements de rue. C’est le cas de ce jeune fonctionnaire du ministère de la Justice. “ Au-delà des revendications de ceux qui ont fait grève, nous comprenons que le président de la République est à l’écoute des populations par rapport à leurs problèmes réels ”, affirme cet agent public. Pour lui, les actes du chef de l’Etat auraient eu plus d’effets psychologiques si elles avaient été annoncées lors de la déclaration du président de la République du 27 février dernier. “ C’est nous attendions depuis ; nous saluons quand même ces décisions du chef de l’Etat eu égard aux revendications des jeunes ”, confie un fonctionnaire. Pour lui, “ cette mise en confiance des personnels civils et militaires permettra de mettre les bénéficiaires à l’abri des maux qui gangrènent notre société : corruption, favoritisme, clientélisme… ” En plus, “ ça va nous galvaniser ”, conclut-il. Le quart du salaire de base actuel D’autres fonctionnaires sont plus tièdes dans leur appréciation des décrets du chef de l’Etat. “ Il nous ajoute seulement 15%. Ça représente quoi ? ” Interrogation d’une dame, fonctionnaire depuis plus de vingt ans. Pour elle, cette augmentation est minime. “ Avec cette revalorisation, je n’ai pas toujours le salaire que j’avais avant la baisse. Le chef de l’Etat devrait ramener nos salaires à leur niveau de 1993 ”, se justifie-t-elle. En effet, les salaires des fonctionnaires et agents de l’Etat avaient subi une baisse de plus de 67% en 1993. Avant cette année-là, un fonctionnaire de catégorie B1 avait un traitement d’environ 140.000 Fcfa dès son entrée en fonction. La grille salariale de 1993 ne lui octroyait plus qu’un brut de 65.421 Fcfa, à l’indice 270. Quelques années plus tard, en 1996, ce brut a été relevé à 108.000 Fcfa. C’est à peu près ce qui est payé actuellement et qui va changer dès avril 2008, à en croire le chef de l’Etat. Parallèlement, l’indemnité de non logement qui était de 20% du solde mensuel de base avant 1993 est tombée à 8% avec les coupes de salaires, pour remonter à 12% après 1996. Aujourd’hui, le président la fixe à nouveau à 20%. Concrètement, par exemple, un fonctionnaire de catégorie B de la fonction publique qui touche 136.000 Fcfa à son intégration devrait se retrouver avec environ 168.000 Fcfa dès avril prochain. Son salaire serait ainsi réparti comme suit : base [ancien (110.880 Fcfa), nouveau (127.512 Fcfa)] ; non logement (25.502 Fcfa) ; compléments forfaitaires et primes (15.000 Fcfa). Le calcul paraît simple et chacun peut s’y essayer : augmenter de 15% son salaire de base actuel pour retrouver le nouveau salaire de base, et y ajouter 20% représentant l’indemnité de non logement. Mais pour la Centrale syndicale du secteur public, cette avancée n’est pas significative. Elle revendique le retour des salaires à leur niveau de 1992 et leur revalorisation de 30%. Christian LANG

Augmentation des salaires: Le scepticisme des milieux d’affaires

Ils craignent que les entreprises camerounaises ne puissent répondre à la forte demande induite par l’augmentation du pouvoir d’achat des consommateurs. Les économistes sont unanimes sur ce point. Seule la consommation (demande en biens et services) peut booster une économie. Il faut pour cela que le pouvoir d’achat des citoyens leur permette de satisfaire leurs besoins. C’est à ce niveau que le décret présidentiel portant revalorisation des revenus mensuels des fonctionnaires civils et militaires trouve sa pertinence. Théoriquement, ce sont près de 150 000 personnes qui verront leurs revenus augmenter de plus de 20% dès la fin du mois d’avril 2008. Et si l’on convient que chaque emploi au Cameroun nourrit en moyenne 5 personnes, on comprend l’impact de cette revalorisation salariale sur la consommation. En théorie, une telle augmentation devrait donc accroître la marge de manœuvre des agents publics en ce qui concerne leurs dépenses quotidiennes. La question est maintenant de savoir si les entreprises camerounaises sont prêtes à bénéficier de ce “ financement de la consommation ”. Dans les milieux d’affaires, l’accueil est mitigé. “ Le Groupement Inter patronal du Cameroun a régulièrement posé sur la table des discussions, la question du pouvoir d’achat des fonctionnaires. Vous ne pouvez pas produire pour des gens incapables de consommer. C’est déjà une bonne chose que le chef de l’Etat décide d’augmenter les salaires…”, se réjouit un membre du Gicam joint au téléphone après le décret présidentiel. Il estime toutefois que la mesure est incomplète. “ Une augmentation de salaire, même de 100%, n’aura aucun impact décisif sur l’économie si les fonctionnaires n’ont pas de quoi acheter avec cet argent. Consommer c’est bien, produire c’est encore mieux. Pour être complet, le chef de l’Etat doit prendre des mesures fortes pour encourager l’investissement. C’est en investissant que l’on produit des biens et services. Les entreprises camerounaises sont-elles capables aujourd’hui de produire sans difficultés ? La réponse est non. … ”. On comprend l’espoir de certains observateurs, que ces mesures soient pour l’économie camerounaise comme des fleurs annonçant de véritables fruits, en l’occurrence la relance de la production intérieure. “ Si rien n’est fait dans ce sens, l’on va continuer à importer, c’est-à-dire enrichir les autres pays alors que nous avons des potentialités pour créer ce que nous consommons. On parle d’importer le riz, pourtant, on peut bien produire le riz au Cameroun. On parle d’importer le poisson, pourtant les côtes camerounaises sont assez poissonneuses. Malheureusement, elles sont abandonnées aux étrangers. Que l’on mette en place une véritable politique pour encourager la production sur place des biens que nous consommons… ”, affirme-t-on du côté du Syndicat des industriels camerounais (Syndustricam). Sans investissements, on peut avoir de l’argent et renvoyer tout à l’étranger, ou alors mourir de faim. Léopold CHENDJOU

Jean-Marc Bikoko : Augmentation de salaires: “ Nous restons sur notre faim… ”

Jean-Marc Bikoko est le président de la Centrale syndicale du secteur public du Cameroun (Csp). Il a récemment manifesté pour un meilleur traitement salarial des fonctionnaires et autres agents publics. Il apprécie les actes du chef de l’Etat du vendredi 07 mars 2008 portant revalorisation des salaires dans la Fonction publique Il y a quelques jours, un vif mouvement populaire de revendications sociales a secoué le Cameroun. Une semaine après, le chef de l’Etat décide de revaloriser les salaires des personnels civils et militaires, de réduire, voire de supprimer des taxes et droits de douanes sur l’importation de certains produits. Comment appréciez-vous ces mesures ? En toute honnêteté, la Csp apprécie à sa juste valeur les décisions du chef de l’Etat qui surviennent après une vive tension. On peut quand même dire qu’elles arrivent après une promesse faite le 31 décembre 2007 où il disait qu’il verrait dans quelle mesure les marges de manœuvres budgétaires permettraient une revalorisation progressive des salaires. Nous apprécions donc ce geste qui participe du respect de la parole donnée. Nous osons croire que c’est vraiment une revalorisation progressive et que lorsque le Cameroun va sortir de l’ajustement structurel au mois de juin, avec la fin du programme économique triennal avec les bailleurs de fonds, on va procéder à une autre revalorisation des salaires. Vous êtes donc satisfait… Nous regrettons simplement qu’en pareilles circonstances, comme cela se devrait, les pouvoirs publics n’aient pas jugé utiles de s’asseoir avec les organisations syndicales pour discuter des modalités de la revalorisation. Le dialogue social voudrait qu’en matière de salaires, les pouvoirs publics et les travailleurs concernés à travers leurs organisations s’asseyent pour discuter. Nous en appelons donc à un dialogue en matière de salaires parce qu’on a baissé les salaires de plus de 70% en 1993. Si aujourd’hui le chef de l’Etat pense qu’il va rétablir les travailleurs dans leurs droits, il faudrait qu’on s’asseye avec les services spécialisés de son gouvernement et discuter des modalités du rétablissement de ces salaires là. Parce que pour nous, les revendications sont le rétablissement des salaires à leur niveau de 1992 et leur revalorisation de 30%. Ces actes du président du la République peuvent-ils véritablement contribuer à atténuer cette tension sociale ? On ne sait pas l’accueil qui sera réservé à ces mesures. Mais nous pensons que c’est un début de solution (…) Le chef de l’Etat doit sortir de la bulle dans laquelle il s’installe et cesser de faire confiance aux rapports de ses collaborateurs qui sont passés champions dans l’art de déformer la réalité. Maintenant, le chef de l’Etat ayant vu la réalité avec les émeutes que nous avons connues, prendra le taureau par les cornes. Maintenant il reste une énigme : comment va-t-on contraindre les commerçants à appliquer ces mesures lorsqu’on sait que le chef de l’Etat avait déjà pris une mesure de cette nature que ces commerçants ont outrepassée ? La Csp a récemment menacé de faire grève pour revendiquer le rétablissement des salaires à leur niveau de 1993 et une revalorisation de 30%. Après cette revalorisation de 15% décidée par le chef de l’Etat, la Csp est-elle toujours prête à descendre dans la rue? C’est le bureau qui va décider. Il va se prononcer là-dessus. Mais en tant que président du bureau exécutif, je peux déjà dire que nous prenons acte de ces décisions qui participent de cette revendication. Toutefois, nous allons signifier aux pouvoirs publics que nous savons qu’ils sont en difficulté. Le Cameroun a dit aux bailleurs de fonds qu’il n’augmenterait pas les salaires. Nous espérons qu’en juin, quand le Cameroun va sortir de l’ajustement structurel, le gouvernement disposera de marges de manœuvres suffisantes pour redistribuer les fruits de la croissance. D’ici le mois de juin, nous n’allons rien faire parce que nous savons que le gouvernement doit respecter ses engagements vis-à-vis des bailleurs de fonds. Qu’allez-vous faire après le mois de juin ? Nous pensons redescendre dans la rue pour revendiquer le rétablissement de nos salaires à leur niveau de 1992 parce que c’est ça la revendication initiale. Depuis vingt cinq ans, le chef de l’Etat n’a pas augmenté les salaires ; il les a plutôt baissés de plus de 70%. Donc la revalorisation de 15% participe, nous osons croire, des mesures progressives … Nous restons dans notre revendication. Il faut dire qu’on s’attendait également à une autre mesure : l’harmonisation des âges de départ à la retraite à soixante ans pour tout le monde, parce que les corps de la fonction publique sont en train de se vider et plus de 25% des personnels qui travaillent aujourd’hui sont des retraités. Il aurait pu prendre cette décision qui ne demande pas de l’argent. Il y a un débat politique en cours sur la révision de la Constitution, notamment son article 6 alinéa 2 pour permettre au président de se représenter en 2011. Pourrait-on penser que ces actes du chef de l’Etat participent d’un calcul politique pour essayer d’amadouer le peuple et lui faire accepter cette volonté de demeurer président au-delà de 2011 ? Il faut dire que la Csp s’est déjà prononcée par rapport à cette volonté de modification de la Constitution, particulièrement l’annulation de la disposition qui limite les mandats du chef de l’Etat. A la Csp, nous la dénonçons totalement pour une simple raison : le pouvoir actuel est celui qui aura fait trop de mal aux travailleurs. Il nous souvient que lorsque le chef de l’Etat accède au pouvoir, il trouve plus de deux cent cinquante entreprises. Aujourd’hui, près de deux cents ont disparu. Nous pensons que le régime ayant démontré ses limites, donner un autre mandat à Paul Biya c’est accroître le mal des travailleurs. Il augmente les salaires après un mouvement très violent qui a menacé le pouvoir. Nous comprenons que c’est quand le pouvoir est menacé qu’il consent… Tout en appréciant la revalorisation actuelle, nous restons sur notre faim. Ce n’est pas le saupoudrage de 15% qui va nous ramener dans la sérénité des années fastes. Ces mesures participent vraiment d’un calcul politicien. On imagine que l’actuelle revalorisation des salaires pourrait ramener une certaine éthique dans la Fonction publique et faire régresser les détournements des deniers publics, la corruption, le favoritisme… Ces maux-là ne sont pas le fait de la baisse des salaires. Elle contribue peut-être à 5% à la propension à la corruption, aux détournements... Mais c’est un système. Les détournements, la corruption… participent de la vie même du système qui les a créés. C’est ce même système qui crée l’impunité. Quand on dit que les gens volent de l’argent, on demande les preuves. Mais vous voyez quelqu’un qui gagne 250.000 Fcfa et qui construit une maison de 100 millions de Fcfa. On ne s’interroge pas. L’augmentation des salaires ne peut en rien jouer sur ces maux. C’est la mise en place d’un système de sanctions de tous les détourneurs qui va jouer. Sur la question de l’emploi, le chef de l’Etat envisage l’intégration des jeunes formés dans les grandes écoles. Cela pourrait-il contribuer à faire reculer de manière significative le taux du chômage? Cela ne pourrait en rien contribuer à faire baisser le taux du chômage au Cameroun. D’abord, ça se fait dans la précipitation. La création des emplois devrait se faire dans le cadre d’une politique d’emploi mise en place en toute sérénité. Les états généraux de l’emploi ont eu lieu en 2005. On n’a pas encore de politique. Parce que les jeunes ont fait entendre leurs voix, on leur dit qu’on va créer les emplois. La création des emplois à la sauvette ne contribue pas à créer des conditions durables de la sérénité. Si on n’améliore pas tout le paysage socioéconomique, les emplois qu’on crée dans ces conditions là ne font rien. Christian LANG




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