Cameroun - Célestin Bedzigui (Homme politique): «Seule la Région du Sud semble être  le lieu privilégié des grands investissements de l’État»

Par Jean-M NKOUSSA | Cameroon-Info.Net
YAOUNDE - 16-Sep-2016 - 18h44   63391                      
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Célestin Bedzigui Archives
Le Fondateur du défunt Parti de l’Alliance Libérale essaye d’expliquer le recours de plus en plus accru aux memoranda pour exprimer les frustrations du peuple. Il revient également sur la politique de l’équilibre régional qui, de son avis, a échoué au Cameroun. Célestin Bedzigui a commis pour cela une tribune libre publiée dans les colonnes de La Nouvelle Expression (LNE) parue le 16 septembre 2016. 

«Memoranda et équilibre régional» 

Je dédie ces lignes à Um Nyobe, mort pour le Cameroun, un 13 septembre… 

Il  y a quelques années, celui qui était plus un frère qu’un ami, aujourd’hui disparu, Antar Gassagay, est arrivé chez moi a Bastos, Yaoundé,  en mi-matinée, tenant en main une liasse de papiers.  C’était le draft du Mémorandum du  Grand Nord’’  qu’il me demanda  de relire avant qu’il ne soit présenté à la presse le lendemain. Les promoteurs étaient des visages bien connus et passablement influents dans le Grand Nord, j’ai cité Hamadou MustaphaDakole Daïssala, lui-même Antar et d’autres. Le contenu était explosif, tant était flagrant le retard du Grand Nord dans les domaines de l’économie, de la santé, de l’éducation, des infrastructures.   Le tableau peint ne m’était pas inconnu puisque des années, plus tôt, j’avais été Directeur  des Brasseries du Cameroun pour tout le Grand Nord et  avais alors eu la possibilité de sillonner la région dans ses coins les plus reculés.  J’avais  constaté de visu le retard  en développement de la région. 

Le  Mémorandum fut déposé à la présidence de la République et à la Primature le lendemain.  Une conférence de presse avait été prévue à l’Hôtel Hilton le jour d’après. Elle fut  interdite de céans. Les organisateurs convièrent alors la presse et leurs invités  à se rendre au domicile de M. Dakole Daïssala à Bastos. Le Sous-Préfet en personne accompagné d’une escouade de gendarmes  fit irruption à l’intérieur de la concession de  cet ancien ministre  pour empêcher que cette activité eût lieu, devant les regards ahuris des membres des représentations diplomatiques qui avaient été invités. Manœuvre illusoire puisque, si la conférence de presse ne put se tenir, le contenu du mémorandum fut rendu plus public dans la presse. 

Le mémorandum, ultime mode d’expression communautaire ? 

Ce cas illustre à souhait la place que tiennent les memoranda dans l’espace de l’expression politique au Cameroun et les réactions  d’un régime qui jamais n’a pu s’accommoder des manifestations pacifiques des préoccupations des citoyens. Et pourtant, le recours au mémorandum  comme outil d’expression des malaises et revendications  communautaires révèle que les pratiques antidémocratiques du régime ont bloqué  les canaux institutionnels d’expression du peuple et des   manifestations de la  démocratie.   

La première des voies bloquées est la voie parlementaire. Le fait qu’au parlement du Cameroun soient exclues les propositions de loi dont les géniteurs seraient les députés qui  y porteraient directement  les soucis des populations, et que ne soient acceptés que les projets de loi d’origine  essentiellement administrative et bureaucratique,  indique le manque de volonté du pouvoir d’être à l’écoute du peuple. 

La deuxième voie bloquée est l’expression de la société civile et des partis politiques, victimes qu’ils sont d’une répression administrative, policière et judiciaire féroce dans leurs  initiatives et tentatives d’expression et de manifestations publiques. On vit avec eux une banalisation des entraves à la démocratie perpétrée par une  préfectorale qui transforme le régime de déclaration des réunions et manifestions publiques qu’on croyait être un acquis des lois de 1990, en régime d’autorisation, en recourant  à leur guise aux forces de l’ordre pour brutaliser des citoyens.  Le plus intolérable est de voir les instances judiciaires prendre le relais de cette forfaiture en allant jusqu’à passer en jugement et condamner des Camerounais pris dans une telle activité légitime. 

La troisième voie bloquée est l’administration que l’on croyait être à l’écoute et au service des populations,  en relayant l’expression de leur mal-être au niveau supérieur de sa hiérarchie pour qu’elle en informe l’autorité politique. Que nenni ! Cette  administration,  à l’image du régime qu’elle sert,  ne manifeste aucune empathie à l’ égard des usagers ; elle semble    n’être désormais qu’une chaine de guichets personnels d’agents dont la majorité semble s’être débarrassée de toute idée de service public. 

Memoranda et déséquilibre régional 

Les communautés sentant  bouchées  toutes les  voies d’expression de leurs soucis, trouvent dans les ‘’ memoranda’’ la seule voie d’une  expression libérée, d’ autant que les disparités entre régions s’affichent jour après jour avec cruauté au point de poser désormais  un réel problème de cohésion et d’équité nationales. 

Depuis trois décennies,  c’est plus la répartition  des   postes publics  dans la haute administration qui a suscité   des questions sur l’équilibre régional.  Le  tableau s’est malheureusement empiré  avec la multiplication des fautes de casting dans lesquels les faiseurs de rois de l’entourage de Monsieur Biya s’illustrent, profitant d’un contexte que tout citoyen avisé comprend. Ces gens refusent de savoir qu’il existe des ‘’métiers ‘’  soit d’ingénieur,  soit de manager, soit d’administrateur, ce qui fait de l’expertise le critère ultime de compatibilité d’un profil individuel avec certaines positions dans les systèmes experts qui différent des organisations politiques. 

Ainsi, à titre d’ exemple et sans visée  personnelle, s’ il est compréhensible d’ avoir un ministre des mines administrateur civil, il est en revanche inapproprié de voir la direction d’une entreprise  à forte exigence d’expertise comme la société de  distribution d’ électricité, ou une des deux positions de Directeur du nouveau port de Kribi, métier d’ingénieur de ponts et chaussées de tradition, être confiées à un ancien préfet ou à un magistrat !  De telles erreurs de casting sont autant d’options aux mauvais résultats. Une occasion de dire à ces faiseurs de rois: Non ! Messieurs ! Tout le monde dans vos proches connaissances ne peut pas savoir tout faire ! Il y a des exigences d’expertise et d’expérience qui prévalent dans  la gestion et le développement d’organisations adossées sur des systèmes experts. Assurez-vous que vos poulains satisfont au moins à ces exigences essentielles, plutôt que de faire perdre du temps et de l’argent  au Cameroun par des choix erratiques.   

Mais au-delà  de la dévolution des postes dans le public, la problématique  de l’équilibre régional gagne désormais  en acuité lorsqu’ il est examiné sous l’angle économique. Force est en effet de constater qu’au cours des dernières années, la seule région du Sud semble être   le lieu privilégié des grands investissements de l’État, battant ainsi en brèche la nécessité d’un développement régional équilibré.Livrons-nous, à regret ,  à une esquisse d’ inventaire de ce qui y a été réalisé de manière diligente depuis une décennie: Le Port  de Kribi, la Centrale à Gaz de Kribi, le Barrage de Mekin, le barrage de Memvele, la route Sangmélima – Djoum, la route Djoum- Frontière Congo, l’ usine de tracteurs d’ Ebolowa,  l’Hôpital de référence de Sangmélima, la pose de la première pierre de l’ Hôpital d’ Ebolowa, l’Université de l’Union Africaine de Sangmélima. Pour ne pas les évoquer, on y ajouterait  les grands projets agro-industriels de production d’hévéa, de cacao, de palmiers à huile sur des milliers d’hectares  développés par certaines personnalités de manière quasi clandestine et  avec des ressources et les moyens de l’État. 

Il est difficile de ne pas voir derrière l’ampleur de telles réalisations un ‘’intelligent design’’, c’est-à-dire une ‘’volonté organisatrice’’ qui révèle un problème politique majeur que je prends la responsabilité d’évoquer publiquement ici, dans l’intérêt du peuple et pour préserver la cohésion nationale. Cette posture est également prise dans l’intérêt des populations de cette région que certains individus à courte vue exposent à l’ostracisme de la majorité des autres citoyens à l’avenir.

Ce constat est d’autant flagrant que pour les autres régions, l’inventaire affiche des résultats scandaleux, un fait que les élites prébendiers n’osent évoquer, par servilité et couardise. Jugeons-en. 

Dans la région du North West, la Ring Road reste inachevée ; dans le South West, la route Kumba – Mamfe reste également inachevée depuis … trente ans; dans les trois régions du Grand Nord, rien de significatif n’a été fait depuis… trente ans également, sauf le projet très récent du barrage de Wara sur Bini de 75 MW et malgré  l’un des plus grands gisements de bauxite au monde à Mini Martap avec une teneur de 65%. 

Dans la région du Centre, absolument rien  de significatif n’a été réalisé … au contraire,  une dégradation affichée des réalisations antérieures a été enregistrée avec une forte baisse de Yaoundé sur l’échelle des normes de l’urbanisation.

Un autre cas des plus flagrants est celui de Monatélé, chef-lieu du Département le plus peuplé- en dehors de celui de  la capitale politique- des régions du Centre, Sud, Est,  qui est quasi enclavé en toutes saisons ; j’ invite ceux qui veulent en savoir plus à emprunter la bretelle Emana- Monatele sur la route Yaoundé- Bafoussam, pour s’ y rendre. Et pourtant, cette ville héberge les chutes de Lebanga sur la Sanaga   à 10 km en aval, chutes ignorées  alors qu’elles peuvent produire jusqu’à 900 MW d’électricité.  

Dans la région de l’Ouest, aucun investissement significatif, malgré le gisement de bauxite de Fongo Tongo. Dans le Littoral, rien de significatif non plus, alors que la disponibilité en gaz du sous-sol de la région ouvre des possibilités de grande ampleur  d’extraction et d’ établissement d’ un réseau de distribution de gaz domestique, avec un pipeline cerclant Douala et un réseau pipeline alimentant les grandes villes des autres régions… Plutôt que de développer une vision transformatrice exploitant les potentialités de toutes les régions, le Gouvernement actuel  se limite à des effets d’annonce du genre : création de ‘’Régions Economiques’’… sans substance. 

Il est aujourd’hui manifeste que le problème du déséquilibre régional- pour ne plus parler abusivement d’équilibre régional -  résulte d’une gouvernance sans vision et dépouillée de toute prise en compte des opportunités industrielles.  En réalité, les déséquilibres régionaux que dénoncent les  memoranda résultent de ce que  ce Gouvernement a un mode de fonctionnement qui privilégie les initiatives au lance-pierre,  plus destinées à satisfaire des visées politiciennes sectaires  en dehors de toute approche planifiée, globale et à long terme. 

En bon  patriote et avec tout patriote, nous ne pouvons que nous  réjouir de voir se développer une région de notre pays. Mais en bon patriote également, le devoir de tout un chacun est de dénoncer toute pratique génératrice de déséquilibre régional, et de prêcher plutôt  pour un développement équilibré de toutes les régions qui valoriserait les potentialités en ressources naturelles et humaines de chacune, toute chose qui requiert un leadership nouveau intégrant   à la fois  une perspective industrielle, une perspective planificatrice et une vision d’une allocation équilibrée et rationalisée des ressources financières et humaines nationales. 

Les Camerounais voient ; ils voient tout, clairement.  Ils l’expriment à travers les memoranda qui pointent du doigt les déséquilibres régionaux que produit la gouvernance actuelle du pays. Ill est temps de changer de braquets pour que soit évitée une  explosion causée par des frustrations longtemps contenues et sur lesquels nous aurons été informés sans y prêter attention.  

Célestin Bedzigui,
Homme politique

Auteur:
Jean-M NKOUSSA
 @jmnkoussaCIN
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