Inondations dans le grand Nord: Comment les sous-préfets ont détourné l'aide du chef de l'Etat

Par RAOUL GUIVANDA | L'Oeil du Sahel
Yaoundé - 27-Jan-2013 - 08h30   51346                      
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Deux commissions d'enquête établissent les détournements à Darak et à Yagoua.
Le fait est pour le moins curieux. Le 13 janvier dernier, le préfet du Logone et Chari, Gabriel Eloi Esso s'est rendu précipitamment à Darak s'enquérir lui-même d'une situation qui ne cessait de se dégrader au fil des jours. Sur place, les populations, mécontentes de la distribution de l'aide du chef de l'Etat attribuée aux sinistrés, tentaient de s'en prendre physiquement au sous-préfet Mana Nsangou, après avoir mis le feu aux pailles qui tenaient lieu de clôture de sa résidence. Elles justifient leur geste par le fait, affirment-elles, que ce dernier a détourné, en plus de nombreux dons, une bonne partie des 54 millions F cfa d'aide remis au nom du chef de l'Etat par le Ministre de l'Administration territoriale et de la décentralisation, René Emmanuel Sadi, le 24 octobre 2012, à Kousseri. Son Secrétaire Particulier, un certain Atim Ouda, est, depuis le 23 novembre 2012, pensionnaire de la prison de Kousseri pour son implication dans le détournement de ladite aide. Une fois sur place à Darak, le préfet est assailli par les populations qui lui suggèrent vivement de passer au peigne fin la résidence de son collaborateur. Elles sont convaincues de ce que le chef de terre y cache les dons du chef de l'Etat alloués aux sinistrés. Devant leur insistance, le préfet finit par ordonner une fouille. Et bingo! «Alors qu'il avait indiqué avoir tout distribué, il a été retrouvé chez le chef de terre 1475 couvertures, 75 sacs de riz de 50 Kg, 13 cartons de saxon, 02 motopompes, 06 cartons d'huile, 10 cartons de sucre, 10 seaux et dix bouilloires», explique un collaborateur du préfet. Pour calmer la foule, le patron du Logone et Chari a distribué, séance tenante, le butin ainsi récupéré aux populations. De plus, un homme d'affaires, du nom de Woubri Ramat, a reconnu avoir reçu du sous-préfet 400 sacs de riz destinés à la vente. Les tractations sont en cours pour sa restitution… La découverte du butin des sinistrés chez le sous-préfet n'est rien à côté du gigantesque détournement d'argent en liquide dont il s'est rendu coupable comme l'atteste le rapport de la «Commission régionale d'enquête sur la distribution des dons offerts aux sinistrés de l'arrondissement de Darak dans le département du Logone et Chari» mise sur pied le 15 novembre 2012 par le gouverneur de l'Extrême-Nord, Awa Fonka Augustine. Présidé par l'inspecteur régional des services de l’administration préfectorale auprès du gouverneur de l'Extrême-Nord, Nicolas Bouba, le document dont votre journal a obtenu copie au terme de deux jours d'enquête sur le terrain 18 et 19 novembre 2012 détaille dans ses conclusions les subterfuges utilisés par Mama Nsangou pour détourner l'argent des sinistrés. «Les dégâts occasionnés par les inondations n'ont pas été inventoriés, ni évalués; le travail a été fait sur place au bureau du sous-préfet au mépris du cadre réglementaire établi. Le soi-disant partage des dons du chef de l'Etat n'a respecté aucune norme, ce d'autant que le comité chargé de ces activités n'a pas fonctionné. Réputé pour être l'acteur principal de cette distribution de dons, Atim Ouda, particulier du sous-préfet, nous déclare avoir reçu une somme de 15.000.000 F cfa pour les sinistrés de la terre ferme alors que le sous-préfet nous a présenté une décharge de plus de 47.000.000 F cfa. Rendus sur le terrain, nous avons été confrontés à deux réalités: une liste du maire qui fait état d'un montant de 11.0 2.500 F cfa distribués et celle du commandant de brigade qui ressort un montant de 10.932.500 F cfa distribués. Il s'ensuit donc que la décharge présentée par le sous-préfet est dénuée de tout fondement et par conséquent fictive, voire truquée. Reparaît également clair que sur les 54.000.000 F cfa offerts, rien que 10.000.000 F cfa ou 11.000.000 F cfa en plus de 1.500.000 F cfa ont été véritablement saupoudrés», peut-on lire dans le document paraphé par tous les membres de la commission dont, outre son Président, Messieurs Njoundam Simon, Hassan Garga et Biaksoubo Timon. Le sous-préfet de Darak n'est pas allé du dos de la cuillère. Il a mis en place une organisation minutieuse, dont la cheville ouvrière se trouvait être son Secrétaire Particulier aujourd'hui en prison. Dans son compte rendu transmis au préfet du Logone et Chari et au Comité régional de crise à Maroua, le 31 octobre 2012, il indique que 47.736.000 F cfa ont été distribués aux sinistrés, et que chacun d'eux a reçu la somme de 36.000 F cfa. Pourtant, d'un village à un autre, les sinistrés interrogés indiquent avoir perçu des montants oscillant entre 2.000 et 15.000 F cfa. Pis, non seulement l'argent était remis aux chefs traditionnels, mais aucune opération de recensement n'avait précédé cette distribution comme l'a confirmé aux membres de la commission, Abdoulaye Abdoulrassoul, maire de la localité. «Personne ni aucun comité n'est descendu sur le terrain pour constater et évaluer les dégâts et encore moins pour identifier les véritables victimes», a indiqué également aux enquêteurs, le commandant de brigade de Darak, l'adjudant-chef Djibrilla Tchantouang. D'où sortaient alors les fameuses listes des sinistrés de Darak comprenant des milliers de noms et présentées à Kousseri au Ministre de l'Administration territoriale et de la décentralisation et qui ont justifié le déblocage de l'enveloppe de 54 millions F cfa? DISTRIBUTION MAFIEUSE «Le Secrétaire Particulier du sous-préfet remettait l'argent directement aux chefs traditionnels appelés ici «blama» et jamais aux sinistrés eux-mêmes. Les montants variaient en fonction de son humeur et les chefs traditionnels faisaient également autant en fonction de leur bon vouloir, puisqu'aucun sinistré n'avait été recensé», indique Mahamat Zoulga un riverain. Selon des documents retrouvés en possession d'Atim Ouda, la somme de 150.000 F cfa a été remise au blama Abakadti Liman pour désintéresser 250 familles dans le village Katikimé I. Un montant de 2.000.000 F cfa a été remis au chef traditionnel de Katikimé II pour soulager 460 personnes. La même somme a été remise au chef de Karena, Ramat Wobri, pour 425 sinistrés. A Naga I, II, II, IV et V, les chefs ont déchargé 250.000 F cfa chacun pour des sinistrés oscillant entre 180 et 300 personnes. Gambo Damane, blama de Kaduna, s'est vu octroyer 62.500 F cfa pour 40 sinistrés. Pendant ce temps à Boursaya, le blama a déchargé 500.000 F cfa pour 70 sinistrés, Abdoulaï Isseini, blama de Magala-Kabir a récupéré la même somme pour 50 sinistrés, celui de Magala-Seba a empoché 1.250.000 F cfa pour 210 sinistrés... Outre l'enveloppe dérisoire distribuée - moins de 12 millions F cfa sur les 54 octroyés -, le chef de terre a mis entre parenthèses tout cadre réglementaire régissant ce type d'opération. Et pour preuve, bien qu'il ait crée un Comité d'arrondissement de aise chargé de coordonner les activités liées aux inondations, c'est à son Secrétaire Particulier qui n'en faisait même pas partie qu'il a instruit de procéder à la distribution de l'aide du chef de l'Etat aux sinistrés. «Lorsqu’Atim répondait à nos questions le 18 novembre 2012, il était porteur d'une somme de 989.000 F cfa représentant le reliquat de la somme de 1.500.000 Fcfa dont une partie avait déjà été distribuée. L'argent a été remis au commandant de brigade afin qu'il l'achemine par bordereau au-sous-préfet et nous lui avons aussi demandé de garder à vue, immédiatement, le Secrétaire Particulier», indique une source proche de la Commission conduite par Nicolas Bouba. Atim Ouda jouait sa partition et Mama Nsangou, la sienne. Le sous-préfet s'était donné pour mission de maquiller son stratagème en lui donnant toute l'allure de la légalité. C'est dans cette optique qu'il a fait signer le procès-verbal de distribution de l'aide du chef de l'Etat aux membres qu'il avait préalablement désignés dans son comité fantoche. Certains disent avoir apposé leur signature par contrainte comme le délégué d'arrondissement de l'Agriculture et du Développement rural et son collègue de l'Elevage, des pèches et des industries animales. De même que le chef de centre de santé intégré et le chef de poste phytosanitaire. D'autres responsables se sont abstenus de valider l'imposture. A chaque fois qu'une opposition se présentait, le représentant de l'Etat ne lésinait pas sur les espèces sonnantes et trébuchantes pour forcer la décision. La rondelette somme de 200 000 F cfa a ainsi été proposée au commandant de brigade de gendarmerie, le 02 novembre 2012, pour acheter son silence. Le bidasse a pris l'enveloppe puis pondu un rapport circonstancié à ce propos à sa hiérarchie. Avant cet épisode, le sous-préfet avait déjà tenté de compromettre le maire de Darak avec une enveloppe de 1 000 000 F cfa après qu'il eut déchargé la tranche de 50 000 000 F cfa remise par le Ministre de l'Administration territoriale. Celui-ci a pris l'argent et l'a remis sous procès-verbal au commandant de brigade de gendarmerie. Le maire pressentait bien une- entourloupe d'autant plus que Mama Nsangou n'a pas de bonnes relations avec l'argent. Un don d'un million F cfa offert par le gouvernement par l'entremise de Jules Ndoret Ndongo, alors Secrétaire Général de la Primature; pour l'achat d'un groupe électrogène s'était déjà envolé dans la nature. De même, 3,5 millions F cfa de taxes sur la transhumance se sont volatilisés entre ses mains. Pour l'heure, bien que son Secrétaire Particulier soit derrière les verrous, Mama Nsangou est toujours libre de ses mouvements, sans doute dans l'attente des mouvements dans la préfectorale. L'étau se resserre tout de même autour de lui et les conclusions de la commission d'enquête laissent entrevoir quelques pistes sur les sanctions qui l'attendent. Ils suggèrent en effet qu'il soit relevé purement et simplement de ses fonctions et traduit devant les juridictions compétentes. De plus, elles relèvent que les irrégularités à lui imputables directement ont induit un préjudice financier de 36.000.000 F cfa. Quid des sinistrés? Ils ne savent toujours pas à quel saint se vouer. Leur désarroi est tel, qu'une petite étincelle pourrait envenimer la situation. «Le sous-préfet est un bandit. Il a détourné l'aide symbolique du chef de l'Etat. Il y a 36 villages touchés par les inondations et nous sinistrés sommes dans le désespoir. Dites cela au chef de l'Etat», marmonne Abadam Moussa, un riverain joint au téléphone. MAYO-DANAY: LA FIESTA DU SOUS-PRÉFET DE YAGOUA Dès août 2012, la violence des inondations dans le Mayo-Danay avait ému le Cameroun tout entier. A Maga comme à Yagoua, les dons avaient afflué de partout pour soulager les sinistrés et le chef de l'Etat en visite dans la région, en septembre 2012, avait annoncé des mesures fortes dont l'une des plus importantes a été l'octroi d'une aide spéciale aux sinistrés. Dans l'arrondissement de Yagoua les complaintes des populations au sujet de la distribution du don présidentiel, soit la rondelette somme de 80.671.000 F cfa, ont été telles, que gouverneur de la région, Awa Fonka Augustine a été contraint de créer le 23 novembre 2012 une commission d'enquête. Intitulée «Commission régionale d'enquête sur la distribution des dons (en espèces) du chef de l'Etat offerts aux sinistrés de l'arrondissement de Yagoua», il est revenu à François Franklin Etapa, Inspecteur Général des services régionaux auprès du gouverneur de la région de l'Extrême-Nord de démêler les écheveaux. Son équipe de cinq membres va, du 26 au 27 novembre 2012, mettre à nu les errements de l'administration et les nombreux tripatouillages des fonds mis à la disposition des sinistrés. Comme à Darak, l'autorité administrative locale a abandonné la distribution de l'aide du chef de l'Etat au bon vouloir des chefs traditionnels de l'arrondissement. «Monsieur Ze Bissa Jules, ci-devant sous-préfet de l'arrondissement de Yagoua a plutôt abandonné ses responsabilités au profit des chefs traditionnels (lawans) qui ont procédé à leur guise, au recensement des potentiels sinistrés de leur territoire de compétence. Le sous-préfet lui-même nous a avoué que ces listes ont été validées par le lamido de Yagoua (...). D’où de nombreux balbutiements de cette autorité s'agissant du nombre des sinistrés. C'est ce qui explique les fluctuations observées ici et là et variant entre 3500, 35000, 43000, etc», peut-on lire dans le rapport d'enquête dont votre journal a obtenu copie. Pourtant, le chef de terre a communiqué à sa hiérarchie le nombre de sinistrés dans sa circonscription administrative. Ce ne sont pas les seuls reproches à mettre à l'actif du chef de terre. Il y a que le sous-préfet s'était mis tranquillement à distribuer de l'argent aux sinistrés dans son bureau, opération qui ne sera suspendue que parce qu'il devait se rendre dans le Sud du pays à la suite du décès de sa belle-mère. A la suite de cela, et devant les critiques des populations, Baba Ngamdji, Préfet du département du Mayo-Danay, qui avait curieusement installé pour sa part, son quartier général à Maroua pour, a-t-il affirmé, être proche de Maga, a mis sur pied le 15 octobre 2012 cinq équipes de distribution chapeautées par le premier adjoint d'arrondissement, Mahamat Noir. MANIPULATIONS Pis, le chef de terre a essayé de tricher dans le but manifeste de gérer le pactole à sa guise. «Le sous-préfet nous a remis copie d'une décision n°0013/D/K25.02/SP portant création d'une commission chargée de recenser et d'évaluer les dégâts causés par les inondations; et dont lui-même en est Président, et les autres membres, des responsables départementaux, écartant ainsi ses proches collaborateurs de l'arrondissement. Par ailleurs, la commission d'enquête a noté qu'au cours de la séance de travail avec tous les délégués départementaux cités dans ladite décision que tous ont reconnu non seulement n'avoir jamais été notifié d'une telle décision - le sous-préfet n'étant du reste pas compétent pour désigner les responsables départementaux dans une décision- mais aussi et surtout ont juré n'avoir jamais pris part aux travaux d'une telle «commission.» C'est dire qu'il est établi que si la décision du sous-préfet a existé, elle n'a jamais été appliquée. D'ailleurs, tout porte à croire que ce dernier a dit fabriquer un tel document en guise de justification fictive», indique les enquêteurs dans leur rapport. A Yagoua, et avec le recul, beaucoup pensent que c’est sans aucun doute en raison de l'absence de recensement préalable effectué par un comité que le montant perçu par les sinistrés a varié entre 1882 F cfa et 4249 F cfa. En tout cas, l'enquête montre que Jules Ze Bissa voulait se servir sur la bête. Primo: parti de Yagoua sans autorisation de sa hiérarchie pour des convenances personnelles dans le Sud du pays, il n'avait pas jugé utile de confier le dossier de la distribution de l'aide aux sinistrés à son adjoint. Secundo: après avoir distribué tout seul à son bureau la somme de 1.385.174 F cfa, au moment de quitter Yagoua, il a gardé 70 millions F cfa à la recette des finances et sécurisé 9 millions F cfa dans son compte personnel logé à l'agence du Crédit du sahel de la ville. Les enquêteurs se demandent bien à quelle fin si ce n'était celle de détourner ledit argent. Le rapport met également en cause l’adjoint d'arrondissements de Yagoua. «La Commission a noté la gestion opaque des sommes d'argent destinées a certaines localités telles que Bagaro, Sabongari, Bagara pour ne citer que ces cas, où au lieu de remettre directement l'argent aux sinistrés, l'adjoint d'arrondissements s'est contenté de faire décharger les sommes par les «lawans», et dans certains cas par leurs représentants, sans vérifier si ces dons sont effectivement parvenus à leurs légitimes destinataires», apprend-t-on dans le document paraphé outre par son Président, par Issoufa Sougoudou, Hassan Garga, Mme Manama Matchoing Souley et Siddi Albert, chef de la division des affaires économiques auprès du gouverneur de la région de l'Extrême-Nord.




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