Cameroun - Pr Saïbou Issa, Directeur de l’Ecole Normale Supérieure de Maroua: «le Nigéria a fabriqué Boko Haram»

Par Otric NGON | Cameroon-Info.Net
- 06-Jan-2015 - 22h10   61630                      
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Le Directeur de l’Ecole Normale Supérieure de Maroua dans une interview accordée à la radio nationale Crtv ce 6 janvier 2015, donne une lecture panoramique du phénomène Boko Haram.
Pr Saibou Issa
Photo: (c) Archives

Pour ce brillant historien interviewé par Serge Pouth dans le cadre du 7h 15’, l’insécurité dans le sahel, la paupérisation d’une bonne partie de la population du nord-est du Nigéria, les facteurs internationaux, nationaux, économiques et sous régionaux s’imbriquent pour donner ce que nous connaissons aujourd’hui. Interview retranscrite par nos soins.    

 

L’une des dernières nouvelles du front dans le septentrion a porté sur l’enrôlement des jeunes précarisés dans la chaîne du crime estampillée Boko Haram. Il a justement fallu quelques dénonciations pour qu’on en arrive là. Est-ce qu’on se trouve là en face d’une pratique qui ressemble à celles des autres mouvements djihadistes ?

Oui. Boko Haram recrute dans le bassin tchadien de manière générale tout comme l’Etat islamiste recrute un peu partout à travers le monde notamment en Europe occidental. Cela traduit que le marché du travail criminel recrute beaucoup parce que la main d’œuvre criminelle est abondante. Elle se recrute aussi bien parmi les professionnels de la gâchette qui sont très nombreux à travers le monde, produit par l’arrêt des conflits çà et là, à des cessez-le-feu qui n’ont pas toujours donné à des programmes de DDR, c’est-à-dire : désarmement, démobilisation, réinsertions et réintégration qui ne se sont pas bien passé. Mais d’avantage aussi des adolescents qui sont en quête de repères moraux, sociaux en plus des repères économiques. Puis, lorsque vous y ajouté un environnement sous régional qui depuis tout au moins depuis les 30 dernières années a été instable de façon récurrente avec des modes d’entreprenariat criminel qui se sont multipliés. Lorsque dans ce contexte tout le monde utilise sa moto pour aller importer les mêmes produits sur des mêmes routes, pour vendre aux même gens sur de longues années, et bien, il y a une routine qui amène les gens à dire que c’est un désœuvrement qui, disons-le toute proportion gardée, belligène et criminogène.     

 

Vous avez publié en 2010 « Les coupeurs de routes » et en 2012 « Ethnicité et frontières et stabilité aux confins  du Cameroun, du Nigéria et du Tchad, en faisant une lecture à fleur de texte on remarque que le mode opératoire de la nébuleuse d’aujourd’hui ressemble bien au pratique d’hier… C’est pratiquement le passé recomposé !

Disons que c’est un phénomène nouveau que nous avons aujourd’hui, qui cependant peut avoir tiré avantage de l’existence d’un type d’économie criminel qui est le produit de la géopolitique de la précarité dans ces zones qui sont pratiquement d’existence rude. On peut également y voir que certain modus opérandi ressemblent bien à ceux des coupeurs de route. Cela peut emmener des observateurs à penser que c’est ceux d’hier qui sont revenus sur le terrain aujourd’hui. Je pense que c’est quelque chose d’un peu différent. Mais, l’on peut être emmené à constater effectivement que c’est sur les même territoires, selon pratiquement les mêmes couloirs, dans exactement les mêmes zones, peut-être pas avec les mêmes commanditaires, pas avec les mêmes relais, pas avec les mêmes ouvriers du crime, que le phénomène Boko Haram se tient aujourd’hui. Mais c’est le même espace, et c’est un espace qui autrefois a été le territoire de circulation des bandes armées. Ces bandes armées qui ont fonctionné à l’intérieur des Etats de part et d’autre des frontières et parfois ont migré vers d’autres pays lorsque la répression a été forte d’un côté, et que elles ont été obligées soit de transmigrer, soit tout simplement d’aller se couler ailleurs.

N’oublions pas non plus que lorsqu’on prend en considération par exemple la frontière entre le Cameroun et la RCA où le phénomène de coupeur de route a muté vers celui de prise d’otages à partir de 2003, que par endroit se sont effectivement des coupeurs de route qui, n’étant plus en mesure de couper les routes au sens premier du terme (prendre du bétail et traverser la frontière à cause d’une action particulièrement efficiente du Bir) ont été obligé de passer à la prise d’otages et de réclamer une rançon. En tout cas, nous sommes en présente d’un environnement géographique, sociopolitique et culturel, socioéconomique, qui peut faire le lit des mutations du crime organisé parce que, d’une année à l’autre s’entassent, circulent des personnes qui sont dans le besoin. Ces personnes qui sont dans le besoin ne sont pas que des Camerounais. Çà il faut très bien noter çà, parce que dans ces zones-là, la frontière n’existe pas dans la tête des gens. Il y a un espace ouvert qui se découpe à l’intérieur du sahel, qui recouvre la RCA, le Soudan, le Tchad, le Mali, le Nigéria, le nord du Cameroun, etc.

 

Professeur, comment comprendre l’éruption de Boko Haram ?  Dans ces banditismes qui remontent au 18ème siècle, on n’a pas vu venir ce phénomène délétère ?    

Disons que le Nigéria a fabriqué Boko Haram. Fabriqué Boko Haram dans le sens où, depuis la période coloniale, l’espace politique nigérian a été fortement marqué par le rôle des religieux aussi bien dans la dynamique politique du Nigéria que dans les domaines comme ceux de l’enseignement. Ce qui fait qu’aujourd’hui, si Boko Haram est peut-être l’organisation la plus émergente, la plus visible, on n’oublie que, il y a une trentaine d’année il y a eu Maitatsine qui en terme de discours, avait quasiment le même discours anti occidental, anti moderniste que Boko Haram.

Il y a eu dans ce même contexte Yan is allah et une pléiade d’autres organisations religieuses et des leaders religieux qui sont des leaders d’opinion dans l’espace sociopolitique nigérian. Maintenant il s’est trouvé simplement qu’il y a eu une connexion du religieux et du politique à un moment de césure où dans l’Etat de Borno, des négociations électorales semblaient impliquer que, en contrepartie de l’appui de Boko Haram originel dans les campagnes électorales de ceux qui voulaient se faire élire à Borno, qu’il y a une contrepartie à faire notamment en termes d’implantation de la charia dans l’Etat de Borno. Apparemment cela n’a pas été suivi de faits et que de là aurait commencé le processus de radicalisation, dont l’achèvement. C’est au lendemain de l’exécution de Mohamed Yusuf le leader de Boko Haram en 2009, et la prise en main du mouvement par des leaders plus djihadistes, c’est-à-dire plus ouverts sur l’international, plus connectés à des réseaux et à des groupes où ils ont eu des attaches diverses, et bien entendu à un moment favorable sur la scène internationale, à savoir que d’un côté il y a eu irruption de la situation malienne, de l’autre, il y a eu l’avènement de l’Etat islamiste, il y a eu la chute de la Libye, il y a eu ce qu’on appellerait une levée de bouclier d’une frange du nord du Nigéria contre le gouvernement en place au Nigéria.

Il y a également, il faut bien noter cela je pense, la paupérisation pour ne pas dire l’état de misère que vit le nord-est du Nigéria. L’Etat de Borno étant parmi, si non le plus pauvre du Nigéria. Donc, tout cela a créé en mon sens un cocktail, un mauvais bouillon dont nous avons des difficultés à ingurgiter les bols tout simplement parce que maintenant il y a possibilité que des facteurs internationaux, nationaux, économiques et sous régionaux s’imbriquent pour expliquer que la criminalisation de la pauvreté, et puis tout ce qui sur le plan international peut favoriser l’irruption de ces mouvements qui semblent être à la mode, puisse devenir ce que nous connaissons aujourd’hui.

 

Le recours à l’histoire pousse quelques fois à rapprocher la guerre sainte Usman dan Fodio au radicalisme meurtrier d’aujourd’hui. Vu sous cet angle n’y a-t-il pas lieu de penser qu’il y aurait un agenda caché en arrière-plan des épisodes meurtriers perpétrés par Boko Haram ? La reconstitution des mythiques émirats précoloniaux ne serait pas là l’ambition cachée ?

Çà et là, les gens ont pensé pouvoir le dire. Mais, je ne pense pas fondamentalement qu’Usman dan Fodio soit le repère que Boko Haram a, d’aucun ont parlé de la volonté de reconstituer l’empire du Bornou pour tenter de de critiquer l’idée d’une insurrection camériste, d’autres ont vu la volonté de découper le Bornou historique qui s’étend du Niger au Nigéria, etc. Je crois que pour l’instant, il y a un désarroi théorique manifeste chez la plus part des penseurs sur cette situation. Nous devons très humblement accepter que pour l’instant, nous ne comprenons pas vraiment exactement où va Boko Haram. En dehors du discours sur la création d’un Etat islamique, personne d’entre nous, en tout cas pas moi, n’est en mesure de dire exactement quel est fondamentalement le projet de Boko Haram.

 

Pr Issa Saïbou est enseignant d'histoire des Université au Cameroun. Né en 1970 à Mindif dans la Région de l’Extrême-Nord Cameroun, il obtient son Doctorat PhD à l’Université de Yaoundé avant de devenir Maître des Conférences en 2006. Avant sa nomination comme Directeur de l’Ecole Normale de Maroua en 2009, il était jusque-là chef de département d’histoire à la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines (FALSH) de l’Université de Ngaoundéré. Celui qui tient désormais les rennes de L’ENS de Maroua est un auteur très prolifique, avec une moyenne de dix publications par an. Parce que croit-il, un enseignant qui ne s'améliore pas est un danger pour ses étudiants. Il a ainsi commis de nombreuses publications ayant trait aux questions de paix et de sécurité en Afrique Centrale, le phénomène des coupeurs de route, l'histoire des peuples du septentrion, à la gouvernance partagée, la défense nationale et la coopération en matière sécuritaire… Son aura lui a d'ailleurs valu de conduire des expertises pour le compte des Nations Unies, de la CEEAC, et de diverses organisations humanitaires…

Retranscrit par Onana N. Aaron

Auteur:
Otric NGON
 @OtricNgonCIN
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