Choi Young-Jin (ONUCI): Après l’élection, Gbagbo a perdu contact avec la réalité

Par Pierre Cherruau et Anne Khady Sé (SlateA | Correspondance
- 27-Apr-2011 - 08h30   69943                      
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Choi Young-jin, l'envoyé spécial de l'ONU en Côte d'Ivoire, revient sur la présidentielle et l'arrestation de Laurent Gbagbo

Choi Young-Jin
Photo: © AP
Pour SlateAfrique, Choi Young-jin, l'envoyé spécial de l'ONU en Côte d'Ivoire, revient sur la présidentielle et l'arrestation de Laurent Gbagbo. Choi Young-Jin, 63 ans, envoyé spécial en Côte d’Ivoire du secrétaire général des Nations unies depuis 2007, restera dans les annales comme l’homme qui a fait respecter le verdict des urnes en Afrique. Cet ancien ministre de la Corée du Sud, diplomate chevronné, ami de son compatriote Ban Ki-moon et ancien sous-secrétaire général des opérations de maintien de la paix à l’ONU (1998-99), s’est forgé une réputation de «samouraï» à Abidjan. Il fallait un caractère d’acier trempé et une détermination à toute épreuve pour faire face à l’une des plus graves crises politiques survenues en Afrique, avec le refus de Laurent Gbagbo de reconnaître sa défaite électorale après la présidentielle du 28 novembre 2010. Fort de son mandat de protection des civils, chef de l'Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire (Onuci) et de 10.500 Casques bleus, appuyé par la force française Licorne, Choi Young-jin est allé jusqu’au bout de sa mission: la certification, une première en Afrique, d’une élection présidentielle reportée pendant cinq ans, à très hauts risques politiques. Interview. SlateAfrique - L’annonce des résultats de l'élection présidentielle ivoirienne par Youssouf Bakayoko, le président de la Commission électorale indépendante (CEI), à l’hôtel du Golf d'Abidjan, le quartier général d’Alassane Ouattara, n’était-elle pas une erreur, du point de vue politique? Y.-J. Choi - Cela aurait pu être pire, dans la mesure où la CEI était paralysée après les élections. Laurent Gbagbo savait qu’il avait perdu, mais ne voulait pas que la CEI prononce les résultats. On aurait pu ne pas avoir de proclamation des résultats pendant des semaines. Youssouf Bakayoko, avec l’appui du camp Ouattara, voulait venir au siège de l’Onuci pour proclamer les résultats. Je lui ai expliqué que cela aurait été une erreur et aurait pu compromettre son intégrité. En tant que président de la CEI de la Côte d’Ivoire, il devait proclamer les résultats sur le territoire, et non dans un lieu extra-territorial. Cela aurait aussi compromis ma certification. Si je l’avais accepté, j’aurais donné l’impression de le soutenir. Cela aurait été mieux que les résultats soient proclamés au siège de la CEI, mais il était occupé par les soldats de M. Gbagbo, à ce moment là. Il y avait beaucoup de pressions, mais le pire a été évité. SlateAfrique - Si c’était à refaire, qu’est-ce que vous feriez différemment? Y.-J. Choi - Nous avons évité beaucoup de pièges. Il y avait la possibilité d’un massacre de civils à Abobo, un quartier populaire au nord d’Abidjan. On l’a évité plusieurs fois. Pendant la crise, notre opération aurait pu entraîner beaucoup de dégâts collatéraux chez les civils. Cela a été évité. Nous avons aussi évité la destruction d’Abidjan. Les ponts, l’aéroport, le port, l’électricité et l’eau: tout est bien conservé. Nous avons évité que M. Gbagbo ne soit pas vivant, quand il s’est retrouvé aux mains des forces de M. Ouattara. Cela aurait posé beaucoup de problèmes. Je ne vois pas comment on aurait pu faire autrement. Nous avons eu beaucoup de chance, d’avoir évité tout cela. «C'est notre job d'être critiqués de tous les côtés» SlateAfrique - De l’extérieur, on vous a beaucoup critiqué, notamment sur votre interprétation restrictive du mandat de l’Onuci et l’usage de la force, qui aurait pu être plus important, pour protéger les civils… Y.-J. Choi - Comme c’est curieux… C’est exactement l’inverse: on nous critique d’avoir dépassé le mandat en utilisant des moyens militaires. C’est notre job d’être critiqués de tous les côtés. Notre impartialité militaire a été l’objet de critiques acharnées par les deux camps. Tous les jours, M. Gbagbo a dit à la télévision que l’Onuci était responsable de tous les maux de la Côte d’Ivoire, que nous faisions une opération conjointe avec les forces de Ouattara, en transportant des armes. Il croyait vraiment que nous ne respections pas l’impartialité militaire. Le camp Ouattara n’était pas non plus content: «Vous avez déclaré que Ouattara était bien le gagnant, nous disait-on, après que faites-vous? Pourquoi ne le soutenez-vous pas avec vos moyens militaires?» Les critiques des deux camps montrent que nous avons conservé notre impartialité. SlateAfrique - Le camp Gbagbo ne croyait-il vraiment pas à votre neutralité, ou était-ce simplement de la propagande? Y.-J. Choi - Les deux. Ils voulaient le croire. Ils ont subi défaite après défaite par les forces pro-Ouattara. Leur raisonnement était celui-ci: on ne peut pas être aussi faibles, c’est l’Onuci qui soutient les forces de Ouattara. SlateAfrique - Avez-vous eu peur de déclencher la guerre civile qu’on redoutait tant? Y.-J. Choi - Pas peur, mais nous étions très attentifs à ne pas commettre des fautes qui pouvaient être des causes de déclenchement de la guerre civile. Nous avons fait passer le message tous les jours aux deux camps, pour qu’ils ne prennent pas de mesures extrêmes susceptibles d’allumer la guerre civile. «Il n'y avait pratiquement pas de fraudes» SlateAfrique - Avant la fin du processus électoral, aviez-vous sérieusement considéré que Laurent Gbagbo pouvait s’accrocher au pouvoir comme il l’a fait? Y.-J. Choi - J’avais de bons rapports de travail avec M. Gbagbo. Je pouvais le contacter chaque fois que j’en avais besoin, pendant trois ans et demi. Après les élections, je savais qu’il savait qu’il avait perdu. Les problèmes ont alors commencé. Trois jours après le second tour, le 1er décembre, il a pratiquement dit qu’il allait utiliser le Conseil constitutionnel pour proclamer le vainqueur, malgré sa défaite. J’ai su alors qu’il avait déjà pris une décision. Quelques jours avant les élections, le camp Gbagbo sentait le danger venir. Des experts du Conseil constitutionnel étaient venus nous voir pour savoir s’ils pouvaient annuler les élections dans quelques départements. Nous avons répondu: non, on peut annuler partiellement ou globalement, comme c’est prévu dans le code électoral. Le jour des élections, une dépêche du ministère de l’Intérieur a demandé aux représentants de La majorité présidentielle (LMP) de ne pas aller dans certains bureaux de vote pour signer les procès-verbaux (PV). Ils avaient tout préparé. Quand j’ai vu Paul Yaoundré, le président du Conseil constitutionnel, il m’a dit ne pas avoir beaucoup d’options. Je lui a demandé de vérifier les 20.000 PV. Il m’a promis de tout faire, mais qu’il y avait des pressions et qu’il n’était pas sûr… Ils avaient déjà tout préparé. SlateAfrique - Des partisans de Laurent Gbagbo disent que, dans le Nord, il y a eu 100% des voix pour Ouattara dans certains bureaux de vote, un signe de fraudes massives… Y.-J. Choi - On a voté à 100% pour Ouattara dans 300 bureaux de votes dans le Nord. La même chose s’est produite dans l’Ouest, avec 300 bureaux de vote où l’on a voté à 100% pour Laurent Gbagbo. C’est un argument qui ne tient pas, il y a équilibre. Et nous avons certifié qu’il n’y avait pratiquement pas de fraude. SlateAfrique - Qui a payé quoi dans le processus electoral? Y.-J. Choi - Ces élections sont curieuses dans la mesure où on a combiné deux tâches, l’identification et les élections. L’identification a été payée à 100% par le gouvernement ivoirien, à hauteur de plus de 250 millions d’euros. La communauté internationale, la France et l’Union européenne (UE) ont payé 40 millions d’euros. SlateAfrique - Fallait-il un caractère spécial pour imposer le respect du verdict? Y.-J. Choi - Nous avons préparé trois méthodes nous-mêmes, indépendantes du Conseil constitutionnel et de la CEI. Un malentendu courant est fait, selon lequel nous aurions soutenu les résultats proclamés par la CEI. C’est absolument faux! Nous avons notre propre résultat. Nous avons trouvé la vérité sur la volonté du peuple exprimée le 28 novembre par trois méthodes. Le fait que notre résultat soit identique à celui qui est proclamé par la CEI, c’est une coïncidence. Nous n’avons soutenu ni la CEI ni le Conseil consitutionnel, mais nous avons eu notre propre processus de certification, qui nous a donné les résultats. Nous avons mesuré les tendances sur 731 bureaux de vote représentatifs, et nous avons eu les résultats dans 19 régions. Nous avons vérifié, analysé, examiné tous les PV pendant trois jours et trois nuits avec 120 experts entraînés bien à l’avance. Personne d’autre ne l’a fait, seulement l’Onuci. SlateAfrique - Fallait-il un caractère spécial, du point de vue de la psychologie, pour s’en tenir à ces résultats? Y.-J. Choi - Oui, cette certification est une première en Afrique et la troisième dans le monde, après le Timor Oriental et le Népal. C’est une responsabilité très lourde. Je me suis bien préparé, je n’avais pas le droit à l’échec. Une fois la vérité trouvée, il n’y avait pas d’autre chose à faire que continuer à la dire et faire prévaloir la volonté du peuple. «Je ne soutiens ni l'un ni l'autre, je suis objectif» SlateAfrique - Après les élections, vous avez été soumis à beaucoup de pressions pour vous faire céder? Y.-J. Choi - Quatre pressions au moins. M. Bakayoko voulait absolument venir à l’Onuci pendant toute la journée pour proclamer les résultats. J’ai expliqué et tenu ma position. Vers 16 heures, ils ont dit: «Choi est trop dur, il faut aller à l’hôtel du Golf.» Ensuite, beaucoup d’ambassadeurs d’Afrique de l’Ouest sont venus me dire de faire la certification des résultats tout de suite après l’annonce des résultats de la CEI. J’ai dit non: si je le fais, je tombe dans le piège. J’ai attendu la proclamation des résultats définitifs par le Conseil constitutionnel. Troisième pression, en faveur d’un compromis. J’ai dit non, je ne soutiens ni l’un ni l’autre, je suis objectif. M. Gbagbo n’était pas à l’aise avec ma certification, il ne s’attendait pas à ce que soit si clair et si solide. Au moins sept émissaires sont venus de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) et de l’Union africaine (UA). A chaque fois, ils venaient d’abord me voir et je leur ai fait un briefing qui les a convaincu que M. Gbagbo avait perdu. Ensuite ils sont allés voir M. Gbagbo qui est un orateur très efficace sur le colonialisme et les forces étrangères, mais ils ont dit: «Nous avons rencontré le certificateur, nous sommes convaincus que tu as perdu.» A chaque fois cela lui a été répété. Il était tellement mal à l’aise… Vous savez, il ne dort pas pendant la nuit. Il a fait une réunion au petit matin, début janvier, pour savoir ce qu’on pouvait faire contre Choi, le certificateur qui nous gêne trop… SlateAfrique - Voulait-il vous attaquer physiquement? Y.-J. Choi - J’ai des amis qui sont venus me dire de ne pas aller jouer au golf ou au tennis. Quelqu’un est venu me voir discrètement pour m’avertir d’une tentative, deux fois, début janvier et mi-janvier. SlateAfrique - Avez-vous pris des mesures spéciales? Y.-J. Choi - A ce moment là, notre siège de Sebroko avait déjà été attaqué, et j’ai travaillé depuis le bureau, je ne pouvais plus jouer au golf. Slate Afrique - Est-ce Laurent Gbagbo lui-même qui aurait donné cet ordre? Y.-J. Choi - Je ne crois pas. Gbagbo est un homme très généreux, qui n’est pas pris par un sentiment de vengeance. C’est très intéressant de parler avec lui. Il avait le sentiment que je le comprenais, puisqu’il me prenait pour son ami. Nous étions très proches pendant trois ans. Il s’est plaint ensuite que je n’étais pas son véritable ami, puisque j’ai répété quels étaient les résultats de la certification. Les gens autour de lui ont décidé de faire quelque chose, voyant que le chef était tellement fâché. Quelqu’un qui a entendu tout cela est venu me mettre en garde. J’ai beaucoup apprécié cet émissaire. M. Gbagbo, à travers lui, m’a fait savoir qu’il n’avait pas d’option et devait rester président. Il m’a posé la question: est-ce qu’on peut faire quelque chose? J’ai répondu que nous étions ceux qui n’avaient vraiment pas d’option, puisque nous avions certifié une élection très claire. Si on échoue ici, quel message allons-nous donner, alors qu’il y a dix-huit élections en Afrique dans les mois qui viennent? Qu’il accepte le résultat! Lui, il avait des options. Je lui ai fait un document intitulé L’option Kérékou, pour lui recommander d’accepter le résultat, de devenir un héros tout de suite et tenter un retour cinq ans plus tard. Mathieu Kérékou, ancien président du Bénin, a subi une défaite électorale inattendue, qu’il a acceptée au bout de deux jours. Il a ensuite été réélu plusieurs fois. «L'Onuci va contribuer à la protection de Gbagbo» SlateAfrique - Avez-vous continué de voir Laurent Gbagbo après la proclamation des résultats? Y.-J. Choi - Après le 1er décembre, il a refusé de me voir. Je l’ai vu après son arrestation. Je lui ai rendu visite à l’hôtel du Golf, pour lui donner ce message: l’Onuci va contribuer à sa protection en Côte d’Ivoire, et faire tout son possible pour qu’il soit traité avec dignité. Il m’a donné l’impression d’être un homme accablé ou perdu. SlateAfrique - Où se trouve-t-il en ce moment? Y.-J. Choi - Dans le nord du pays, en sécurité. Le Nord est plus pacifié, il n’y a pas de troubles. SlateAfrique - Si vous n’aviez pas été ferme, on peut imaginer que Gbagbo serait toujours au pouvoir. Avez-vous joué un rôle majeur dans l’histoire? Y.-J. Choi - Le rôle majeur a toujours été joué par le peuple ivoirien, qui a fait une élection magnifique, avec 81% de taux de participation, pas de fraude et très peu d’irrégularités. Ensuite, le peuple a soutenu le président Ouattara dans sa majorité. En 2000, le peuple avait soutenu Gbagbo contre le général Robert Guéï. Nous le savons car nous envoyons au moins 800 patrouilles par semaine, et nous n’avons jamais été empêchés par la population, mais seulement par les forces spéciales de M. Ggagbo, les milices, les Cecos et la Garde républicaine. Nous savions que le peuple ivoirien était là pour la démocratie. SlateAfrique - N’est-ce pas très rare que l’ONU joue un rôle pareil? Y.-J. Choi - Sur deux dimensions, en outre: la certification et une opération militaire. Après la Somalie en 1994, c’est la première fois. Nous avons eu un mandat beaucoup plus faible que l’imposition de la paix, et nous avons fait la même opération militaire, sans échouer. Nous avons évité la destruction d’Abidjan et la guerre civile. SlateAfrique - Malgré les massacres dans l’Ouest? Y.-J. Choi - C’est une autre chose, surtout Duékoué. Quand nous avons senti que quelque chose s’est passé là-bas, nous avons envoyé tout de suite mon chef de cabinet, qui a vu des centaines de morts. Nous avons lancé le premier signal au monde, et le président Ouattara n’était pas content, il pensait que l’Onuci était son ami. Mais nous disons la vérité: notre examen provisoire donne que des centaines de morts ont été causées par les deux camps, mais beaucoup plus par le camp de M. Ouattara. SlateAfrique - Le premier communiqué n’a-t-il pas été donné par le Comité international de la Croix Rouge (CICR)? Y.-J. Choi - Non, notre division des droits de l’Homme a fait un communiqué qui n’a pas attiré beaucoup l’attention. Ensuite le CICR a dit 800 morts… Nous avons dit une centaine de morts par les forces pro-Gbagbo, et 230 par les pro-Ouattara. SlateAfrique - Pourquoi les chiffres sont-ils si différents? Y.-J. Choi - C’est toujours comme ça. Il faut vérifier avec beaucoup d’attention et d’expertise. Ce sont des examens provisoires. Par exemple, nous n’avons trouvé aucun charnier, mais il y avait beaucoup de rumeurs et d’informations sur des charniers à Abobo, Daloa et deux autres lieux. Rien n’a été confirmé. SlateAfrique - N’y a-t-il pas un risque de nettoyage ethnique contre les partisans réels ou supposés de Laurent Gbagbo aujourd’hui? Y.-J. Choi - C’est vrai et c’est inacceptable. Il faut cependant mettre les choses en perspective: l’irruption massive du nettoyage ethnique, heureusement, a été évitée. On parle de 2.000 morts pendant la crise et 2.000 morts l’année précédente. On parle à peu près de 4.000 morts en tout. C’est inacceptable, mais il faut mettre ce chiffre en perspective. Au Liberia, un petit pays par rapport à la Côte d’Ivoire, on parle de 200.000 morts. En Sierra Leone, 60.000 morts. En République démocratique du Congo (RDC), 4 ou 5 millions de morts, en raison de violences ethniques et religieuses, qui ont été heureusement évitées en Côte d’Ivoire, grâce à une culture politique raffinée et au brassage ethnique, les mariages mixtes entre différentes ethnies et religions. «Le rétablissement de l'ordre est le défi le plus important» SlateAfrique - Alassane Ouattara contrôle-t-il ses troupes? Qui a le pouvoir d’arrêter les massacres? Y.-J. Choi - Le rétablissement de l’ordre est le défi le plus important pour l’administration Ouattara. Ses forces de sécurité ne sont pas homogènes. C’est une responsabilité difficile pour lui d’établir un contrôle de la chaîne de commandement entre ses forces. Il faut cependant bien mettre les tueries en perspective, qui sont en majorité commises par les forces de M. Gbagbo et pas par celles de M. Ouattara. SlateAfrique - Les révolutions tunisienne et égyptienne ont-elles eu un impact sur le dénouement de la crise en Côte d’Ivoire? Y.-J. Choi - Je crois que la mobilisation du camp Ouattara a correspondu à cette logique, mais les données sont différentes, dans la mesure où les élections étaient très démocratiques. M. Gbagbo a gagné 46% des voix, très démocratiquement. J’ai beaucoup insisté sur son choix, avec l’option Kérékou. Il pouvait très bien défendre son bilan et rebondir. SlateAfrique - Laurent Gbagbo ne devait-il pas redouter la justice internationale, même en acceptant une sortie honorable? Y.-J. Choi - Nous avons trouvé beaucoup d’armes lourdes après son arrestation... Ce pouvait être un facteur. Juste après les élections, tout le monde pensait qu’il pouvait connaître un grand honneur en acceptant les résultats, sans être dérangé par cette perspective de justice internationale. Tout le monde était prêt à lui donner une chance, y compris le président Ouattara. SlateAfrique - Laurent Gbagbo a-t-il été aidé militairement et financièrement par des alliés africains, comme l’Angola ou l’Afrique du Sud? Y.-J. Choi - Je vous l’ai dit, c’est un homme très généreux. Il a aidé beaucoup de chefs d’Etat étrangers, il aurait été naturel qu’il reçoive des aides. Je n’en ai pas la confirmation. SlateAfrique - Du côté de Ouattara, n’y a-t-il pas un rapport ambigu à la force, à la guerre? Y.-J. Choi - Non, il a été très clair, sans équivoque, s’inscrivant contre la violation des droits de l’Homme. S’il y en a, les auteurs seront tenus pour responsables. SlateAfrique - L’Onuci va-t-elle rester encore longtemps en Côte d’Ivoire? Pour laisser le temps à l’armée ivoirienne de se réorganiser, ne faudrait-il pas rester une dizaine d’années? Y.-J. Choi - Nous avons mandat de certifier les élections législatives, d’ici six mois je l’espère. Après, nous en discuterons. L’agriculture est très riche en Côte d’Ivoire, et tout le monde a de quoi manger. Cela explique pourquoi les Ivoiriens n’aiment pas beaucoup s’entretuer et pourquoi M. Gbagbo a fait venir des mercenaires du Liberia pour commettre des violences. SlateAfrique - Sait-on où se trouve Charles Blé Goudé, le chef des Jeunes patriotes pro-Gbagbo? Des rumeurs le donnent pour mort… Y.-J. Choi - Nous ne le savons pas. Est-il pertinent? Les Jeunes patriotes, qu’est-ce que c’est? Ce sont des jeunes qui n’ont pas de travail, et Blé Goudé leur a donnés une chance d’être payés. Nous avons observé les femmes venues devant notre base de l’Ecole américaine. Chaque soir un camion venait avec de l’argent pour payer tout le monde. Une fois qu’ils ne sont plus payés, il n’y a plus de cause à défendre. SlateAfrique - L’intervention pour déloger Laurent Gbagbo du pouvoir est-elle fondée en droit? Y.-J. Choi - Absolument. Nous n’avons détruit que les armes lourdes, dans différents camps militaires, au palais présidentiel et à la résidence. Le travail a été fait par les forces pro-Ouattara. En trois jours, tout le territoire du Sud est tombé, il ne faut pas l’oublier. SlateAfrique - Comment expliquez-vous l’avancée si rapide du camp Ouattara dans le Sud? Y.-J. Choi - Le peuple savait que Laurent Gbagbo avait perdu, avec quatre mois de crise inutile qui ont causé trop de souffrances. La population l’a lâché. Gbagbo comptait 55.000 éléments dans ses forces de sécurité, 50.000 éléments des forces régulières (20.000 dans l’armée, 17.000 dans la police et 13.000 gendarmes). Nous savions dès le début qu’ils ne se battraient jamais pour Laurent Gbagbo, et qu’ils votaient à plus de 60% pour Alassane Ouattara. Nos patrouilles n’étaient jamais gênées par eux. Les 5.000 forces spéciales, en revanche, recrutées dans le même groupe ethnique que M. Gbagbo, des hommes bien payés, équipés, entraînés et motivés, nous ont causé de grands problèmes. Cela explique que M. Gbagbo les ait gardés pour sa protection à Abidjan. SlateAfrique - Des Nigérians et des Burkinabè ont-ils aidé Ouattara à conquérir le Sud? Y.-J. Choi - Non, j’ai vu beaucoup de commandants de zone, ce sont des Ivoiriens. «Licorne nous a beaucoup aidés» SlateAfrique - N’est-ce pas gênant du point de vue politique que la force Licorne de la France, ancienne puissance coloniale, soit intervenue sous mandat de l’ONU pour dénouer la crise en Côte d’Ivoire? Y.-J. Choi - Non, vous avez l’intérêt légitime, 15.000 ressortissants français à protéger à Abidjan, et le droit du gouvernement ivoirien pour obtenir une assistance. Licorne nous a appuyés dans le cadre du mandat de l’Onuci. Licorne nous a beaucoup aidés: les armes lourdes situées au Plateau faisaient de l’Onuci une cible très facile. Licorne a détruit des tanks avec des armes très précises. Nous aurions pu avoir des dizaines de morts par d’éventuelles attaques directes. L’eau a été coupée à Sebroko et Licorne a assuré notre approvisionnement en eau après dix jours de difficultés. SlateAfrique - Y a-t-il un ressentiment en Côte d’Ivoire contre l’ancienne puissance coloniale? Y.-J. Choi - Non, c’est une fabrication de M. Gbagbo, dans une volonté de rester au pouvoir en s’appuyant sur la force militaire. Et c’est M. Gbagbo qui nous a invités à venir certifier les élections. SlateAfrique - Avez-vous été déçu par son attitude? Y.-J. Choi - Bien entendu, je l’ai été. Pendant trois ans, nous avons eu des rapports plutôt positifs. Après les élections, je crois qu’il a perdu contact avec la réalité. J’ai fait beaucoup de propositions, et il n’a même pas considéré l’option Kérékou. Il avait toutes les cartes en main, il a jeté toutes les bonnes cartes et n’a conservé que les mauvaises, pour aller vers une fin humiliante. S’il avait accepté le résultat en décembre, il aurait été un héros international. Même en janvier, il aurait pu avoir une sortie honorable. En février-mars, il aurait eu une sortie digne. Il a tout perdu, tout jeté. SlateAfrique - Quand vous dites qu’il a perdu contact avec la réalité, voulez-vous dire qu’il est devenu un peu fou? Y.-J. Choi - Il ne discernait plus ce qui était bon ou mauvais pour lui. Quand je lui ai dit que nous n’avions pas le choix, il n’a pas compris. S’il avait accepté la réalité dès le mois de décembre, il aurait pu être à Paris dans de grands colloques aujourd’hui. Je lui ai dit le 1er décembre: «Monsieur le président, si vous prenez cette décision fatale, quelle sera votre place dans l’histoire? Vous êtes professeur d’histoire. Si votre décision entraîne des centaines de morts, la destruction, la souffrance du peuple ivoirien, quelle sera votre place dans l’histoire?» Il est resté silencieux quelques instants et m’a répondu: «Je ne peux pas abdiquer à cause de cela.» J’ai été un peu surpris. «Abdiquer», ce n’est pas un mot pour un homme démocratiquement élu. J’ai alors su qu’il avait fixé son avenir. Il a perdu le contact avec la réalité. Recueilli à Paris par Pierre Cherruau et Anne Khady Sé Source: SlateAfrique




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