Abed Nego Messang: Itinéraire atypique d’un talent insolent

Par Alain B. Batongué | Mutations
- 03-May-2005 - 08h30   56658                      
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L'ancien rédacteur en chef des sports à la Crtv était un orfèvre du journalisme, qui casse son micro sans savoir parachevé ses rêves...
Il avait fait irruption, un jour de décembre 2003, au siège du journal Mutations. Près d'un an après avoir disparu de la circulation, alors que la rumeur lui prêtait toutes sortes de maladies et qu'il avait dû se faire évacuer dans un centre hospitalier de Bordeaux en France. Abed Nego Messang était méconnaissable: il avait manifestement perdu une trentaine de kilos de son poids habituel; son regard était vitreux, ses yeux hagards. Mais il avait gardé la même humeur conviviale qu'on lui avait connu et, surtout, son timbre vocal n'avait pas changé. Sans doute s'aperçut-il de notre hésitation, mais il n'en laissa rien paraître et enchaîna simplement, d'une voix à la fois calme et fataliste: "C'est bien moi, ABB. Je reviens de loin, mais sache que le Abed que tu as connu il y a quelques temps, c'est fini. C'est désormais comme ceci que tu devras me voir. Et sache que, chaque fois que tu auras l'impression que je m'embellis, que je reprends du poids, ce sera mauvais signe pour moi. Je suis soumis à un régime drastique, si je veux encore vivre un peu. Et tu me connais, je ne veux pas mourir. " Abed ne voulait pas mourir. Et espérait vivement, malgré l'implacabilité du diagnostic, qu'il survivrait à ce cancer de la gorge pour lequel il avait déjà été exemplaire, au point d'être régulièrement cité en référence de tenacité par le staff médical qui s'occupait de lui à Bordeaux. Même si, depuis cette époque où il avait fait son apparition à Mutations jusqu'à sa mort jeudi dernier, il n'a plus arrêté de faire la navette entre la France et le Cameroun, entre Yaoundé et Bordeaux, au gré de ses rendez-vous de check-up ou de ses crises. Mais dans tout ces tourments, Abed Nego Messang n'a jamais pu se départir de sa passion pour le journalisme tout court, et singulièrement pour le journalisme sportif. Couché dans son lit d'hôpital en France peu après avoir couvert la coupe du monde 2002 en Corée et au Japon, il ne pensait déjà qu'au meilleur moyen de rebondir profesionnellement, l'occasion la plus proche étant alors la coupe d'Afrique des Nations, Tunisie 2004. Pour vivre sa passion, et malgré les risques qu'il prenait, il n'hésita pas à aller suivre, à Paris et à Lyon, la coupe des confédérations de juin 2003 qui fut fatale à notre compatriote Marc Vivien Foé. Et, sans surprise, il rechuta dès son retour à Bordeaux, autant de fatigue que d'émotions. Il se faisait livrer les journaux sur son lit de malade, ne ratait pas une seule émission sportive à longueur de semaines, toutes chaînes confondues, prenait régulièrement des nouvelles du foot au pays, ainsi que des Camerounais de la diaspora, très souvent en appelant lui-même, de son téléphone portable. Erudition Cette seule envie de couvrir la Can 2004 avait décuplé son énergie, et un peu précipité son retour au pays, lui qui était resté, malgré sa longue absence, le rédacteur en chef chargé des sports et loisirs radio à la Crtv. Il en avait tellement envie qu'il minimisait le fait qu'il n'avait pas encore totalement recouvré sa santé. Et que les impératifs du direct, en terme de souffle et de force physique étaient peu compatibles avec son état du moment. Ce fut sans doute sa plus grosse frustration professionnelle, qu'il combina avec d'autres aigreurs, notamment sur la manière un " peu cavalière " avec laquelle il fut buté de son poste de responsabilité, sans que l'intégrité de celle qui lui succéda en fut pour quelque chose, nous précisa-t-il un jour au lendemain de ces moments chauds. Mais si Abed s'est tant battu pour rester sur la scène, pour garder l'antenne, c'était d'abord et avant tout, pour exprimer un talent génial, à l'état brut. Le talent du journalisme. S'il a souvent cristallisé des jalousies, s'il a enregistré plusieurs inimitiés, tout le monde s'est d'abord accordé à reconnaître qu'il était un professionnel de grand talent. Qui maîtrisait son sujet de prédilection, le sport, jusqu'à la fantaisie. Et que sa culture générale et son érudition pouvaient lui permettre des parallèles décapants entre une équipe de football et un orchestre philharmonique, avec un rôle pour chacun des acteurs. Il a surout montré que la voix seule ne suffisait pas pour faire un bon journaliste de radio. Et que, ce qu'on considérait comme un handicap pour lui, sa voix passablement rocailleuse, il pouvait la transformer en un atout majeur, avec des textes remarquablement écrits et une lecture circonstanciée à l'antenne, en épousant le contexte du moment: entre le dramatique et l'émotion des directs, le rythme dans la présentation des journaux parlés et le sérieux dans la lecture de ses chroniques dans l'émission dominicale “Dimanche Midi”. Abed a également montré, dans un environnement où tout portait à croire que seuls les médiocres et ceux qui se sentaient limités allaient travailler au service des sports, que ce service pouvait avoir des prétentions à l'excellence, et que ceux qui y travaillaient pouvaient être des journalistes complets. C'est ce qu'il prouva en étant reçu brillammant en spécialisation de journalisme économique, au sein d'une promotion serrée qui comptait, entre autres, un certain Michel Njok Abanda. Il sortit de sa spécialisation en 1990, et revint retrouver le service de ses amours, de ses passions, avec encore plus de respect qu'avant. Parce que, au cours d'une conférence de rédaction ou lors d'une réunion éditoriale à la Crtv, les recadrages qu'il faisait ou les précisions qu'il apportait ne concernaient pas seulement le cours du championnat d'élite de football ou les dernières performances d'un championnat du monde d'athlétisme: il pouvait aussi bien commenter les contre-performances économiques du pays que l'environnement juridique du monde des affaires, ou même encore, les réelles pesanteurs d'une relance économique. La chose qui l'énervait le plus, c'était précisément de se sentir confiné, réduit à quelque chose de précis. Le défi qu'il releva de présenter, pendant de longs mois, le journal parlé de 17 heures à la Crtv radio, avec un bonheur et une réussite qui lui forcèrent un respect supplémentaire, participait de cette volonté là. Tout comme, pendant d'autres nombreux mois, il accepta de sortir de l'ombre d'un conseiller avisé de Mutations pour devenir un chroniqueur dans notre suppélement Sports, dans un espace qui ne tarda pas à devenir un rendez-vous attendu. Chaque fois qu'il y avait en sport un sujet d'acualité brûlante, les nombreux lecteurs attendaient de voir le point de vue d'Abed, qui décevait rarement: parce que, même si on n'était pas toujours d'accord avec ses prises de position, on s'inclinait devant la force de son argumentaire et la fulgurance du style. Sans rancune Nous fumes heureux de constater qu'il n'y a pas qu'à Mutations qu'on cerna ce talent peu ordinaire. Radio France internationale (Rfi) en fit son correspondant permanent en matière de sport. Dans une équipe de journalistes africains où il fit rapidement la différence. Il suffisait d'écouter, par exemple, Afrique sports sur la "radio mondiale ", où plusieurs correspondants étaient amenés à intervenir au cours de la même émission, pour voir rapidement que Abed n'évoluait pas au même rythme: il éclaboussait les autres de son insolent talent. Autant entre amis, autour d'un pot au snack bar Le Cannibale à Yaoundé, qu'entre collègues à la Crtv ou au sein de l'Association des journalistes sportifs du Cameroun dont il fut le créateur et le premier président, Abed Nego Messang avait, naturellement, un don de bonne humeur contagieuse. Ses accès de colère étaient aussi spontanés que sa rancune fugace. S'il hésitait rarement à " passer un savon " à un ami, ou à un collègue qu'il affectionnait pour un comportement qu'il n'avait pas apprécié, il était également le premier à rappeler le concerné, pour demander de refermer la page autour d'un pot. Issu d'une modeste famille de l'est du Cameroun, sans aucun parent prêt à le " chaperonner " au sein de l'administration camerounaise, Abed Nego messang aura également montré le chemin à plus jeunes que lui, prouvant que l'on peut fhanchir, par son talent et son travail, une à une les marches de l'échelle sociale et accéder à une position plus que confortable. C'est également des gens comme Abed qui ont contribué à ressortir des têtes d'une certaine opinion, l'image de journalistes qui rimait, jusque-là, avec mendicité, clochardisation, ringardise. Toujours bien habillé, voitures plus que confortables, il a fait honneur à la profession. C'est ce souvenir que Abed aimerait qu'on garde de lui. Puisque, finalement, il sera reparti très tôt dans l'au-delà, sans avoir donné toute la mesure de ses capacités intellectuelles et artistiques, sans avoir vidé tous les projets professionnels qu'il nourrissait pour le journalisme. Nous l'avons revu pour la dernière fois à la fin du mois de février dernier. Il n'allait pas mieux que d'habitude, mais il avait gardé son éternel sourire et ses habituelles blagues. Il parlait de sa santé qui lui jouait des tours, autant que des projets immédiats qui trottaient dans sa tête. Reparti précipitamment à Bordeaux à la suite d'une autre crise, il avait lui même senti que celle-ci était différente. Il a lui-même vu sa fin arriver, ses médecins lui ayant indiqué que le traitement par chimio ne "prenait" plus. Il a lui-même demandé à recevoir l'extrême onction, et organisé un étrange reportage de ces derniers moments sur terre, appelant quelques proches restés au pays au téléphone, pour leur décrire les derniers instants de sa vie avant de leur dire aurevoir. Les ressortissants de Nguelemendouka, petite bourgade du département du Haut Nyong de la province de l'Est du Cameroun qui l'a vu naître il y a 44 ans, qui ne l'ont sans doute pas assez connu et qui auront la lourde responsabilité de l'accueillir les derniers avant son voyage pour l'éternité, n'imagineront jamais ce que représentait ce digne fils pour le Cameroun tout entier. Une icône du journalisme; un modèle de joie de vivre; un exemple d'envie de vivre.




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