Un article de Jean Lamberton, paru en 1960 dans la Revue de Défense Nationale, revue de l’armée française, a refait surface le lundi 23 juillet 2012 dans les colonnes du Messager. Ce n’est pas la première fois que ce texte revoit le jour au cours de cinquante années passées qui le séparent de cette date de parution.
L’impensée de l’équilibre régional
Un article de Jean Lamberton, paru en 1960 dans la Revue de Défense Nationale, revue de l’armée française, a refait surface le lundi 23 juillet 2012 dans les colonnes du Messager. Ce n’est pas la première fois que ce texte revoit le jour au cours de cinquante années passées qui le séparent de cette date de parution. Il a resurgi comme un refrain depuis la fin des années quatre-vingt, alors que les mesures drastiques de l'ajustement structurel qui s’annonçaient, couplées des incidences de la tentative de putsch d’avril 1984, soulevaient dans l'intelligentsia universitaire et ecclésiastique des interrogations au sujet de la distribution des responsabilités dans l'effondrement de l'économie du pays, et dans les mesures qui s’imposaient à lui pour son redressement.
Si des raisons économiques avaient servi de tremplin à la formalisation du débat dont Sindjoun Pokam et Mono Ndjana s'étaient fait les hérauts, le vent de la démocratie et l'effervescence identitaire du début des années quatre-vingt-dix ont quant à eux concouru à faire de l'article de Jean Lamberton le chapelet d'un certain nombre d’élites et d'intellectuels Bamiléké, qui s'efforçaient de se représenter un viel ennemi. Alors même que ce rosaire s’était imposé à eux par la voie du délire auquel prêtaient les perspectives ethno-démographiques de la dévolution du pouvoir, la montée des velléités autochtonistes et équilibristes de la distribution des privilèges d’Etat n’a fait qu’aggraver la situation. C’est dans ce cadre que le texte de Jean Lamberton, décédé en 2004, mérite le sceau d'un exercice particulier qu'il faut revoir aussi bien dans le contexte de son écriture première que de sa résurrection.
La substance de l’article du Colonel Lamberton, homme de guerre méditant sur l'ennemi du Bamiléké lors de la répression de l’UPC, n’est pas à chercher dans la pertinence de ses propos pour l’ethnographie et l’anthropologie de l’époque coloniale. Il est vrai que Lamberton y puise ses schèmes de pensée. Toutefois, la substance de son texte est à chercher dans son repérage philosophique et historique. Les propos hasardeux de Lamberton sur un “groupe ethnique minoritaire” cachent mal l’embarras dans lequel il se trouve au moment de constituer la race ennemie de la région Bamiléké et à la localiser dans sa cartographie mentale d'une Afrique naturalisée en paquet d'ethnies à origines territoriales fixées une fois pour toute.
Dix ans plus tôt, Delarozière, administrateur colonial et premier auteur français d’un texte synthétique sur les “peuples dits Bamiléké”, s'était donné la même peine ; avec la seule différence qu'en son temps un doute sur la dénomination s’imposait à l’esprit. Comme il l’indique dans son texte publié dans deux numéros des Etudes Camerounaises, cette notion doit tenir compte des aléas historiques et des manoeuvres politiques qui ont marqué la naissance du Cameroun. Des années plus tard, c’est-à-dire aujourd'hui, non seulement on ne se permet plus le doute sur l’identification des Bamiléké à un groupe ethnique dont il faut spéculer sur le poids dans une certaine représentation du pouvoir politique ou économique camerounais, mais le malaise colonial qui consistait à figer les habitants des territoires conquis de par leurs aspérités physiques ou comportementales, comme pour mieux en faire le bilan, a été transmis à ceux qui en étaient les sujets.
Le contexte de la réapparition de l’article de Jean Lamberton n’est autre que le scandale de la circulation subreptice, depuis quelques jours, d’une correspondance de Mgr Tonye Bakot, Grand Chancelier de l’Université Catholique d’Afrique Centrale. Nul besoin de signaler que la publication jusqu’ici inexpliquée de cette correspondance a donné lieu à des sorties publiques du Chancelier lui-même et du Père Ludovic Lado, Vice doyen de la Faculté de Sciences Sociales, qui se sentait alors visé par cette publication. Alors même qu’au coeur de ce scandale se trouve l’usage des statistiques régionales dans la distribution des opportunités, en matière de recrutement et d’admission, les sensibilités ethniques dérivées de ces dénombrements ont soulevé tout un ensemble de questions sur la discrimination ethnique.
L’usage des statistiques régionales à l’UCAC fait place non seulement à des suspicions ethniques mais il convoque l’ensemble des dispositions prises au titre de l’équilibre régional et des quotas qui leur servent de support. Peu importe ainsi ce qu’en pensent les auréoles universitaires, l’équilibre régional n’est pas un faux problème au Cameroun. C’est justement parce qu’il est un vrai problème qu’il fait problème, surtout lorsqu’il inspire ou justifie les décisions d’une institution à la fois privée et confessionnelle. On ne saurait donc dissimuler le problème sous les notions vagues de méritocratie ou de nivellement par le bas, sans se rendre à l’évidence que les marges de manoeuvre que confère toute position d'autorité ne peuvent pas se réduire à des préceptes scientifiques, encore moins à des principes moraux universels, sauf à tailler tous les pays, régions et ethnies du même bois.
L’impensée de l’équilibre régional n’est pas à chercher dans les divers textes élaborés dès la moitié des années soixante-dix, puis renouvelés par Ahmadou Ahidjo à la veille de sa démission, et enfin renforcés par Paul Biya au début des années 1990 dans le cadre de la fonction publique et des écoles supérieures. La substance de ces textes est qu’ils confondent à dessein “province d’origine” et ethnie. On peut raisonnablement se demander à ce niveau où la temporalité se trouve et ce que mobilité signifie pour l’un ou l’autre pôle : province, région ou ethnie. D’un autre côté on peut légitimement interroger la valeur juridique de ces arrangements. Seulement, la constitution de 1996, à défaut de valider la confusion, n’aide pas à y réfléchir.
L’impensée de la politique des quotas ethniques réside dans l’usage des indicateurs ethniques pour déterminer l’origine régionale. Si l’équilibre, dit “inter-régional” dans la constitution, se fonde sur la régionalisation et les principes de transferts et de contrôle de l’intégrité du territoire, qui en sont le corollaire, sa base ethnique n’est aucunement ailleurs que dans la protection des droits des “populations autochtones”, dans les nouveaux rôles de la chefferie, et dans la prise en compte des composantes dites “sociologiques” de chaque région en matière de politique régionale. Il n’est pas insignifiant qu’au cours du débat sur l’autochtonie, ayant précédé et suivi l’adoption de cette constitution, les intellectuels Bamiléké se soient sentis visés plus que toute autre sensibilité ethnique. Pourtant, est-ce à dire qu’ils se sont désolidarisés des fondements historiques de l’autochtonie ?
L’autochtonie est une notion bien complexe au Cameroun puisqu’elle est à la racine de l’opposition entre francophones et anglophones en premier, puis entre chefferies traditionnelles et “populations nomades”, et ensuite, de façon métaphysique, entre allogènes et autochtones, partout sur le territoire unifié du fait des conquêtes coloniales. Pour la circonstance il faut rappeler que le décret de 1977, portant chefferies traditionnelles, inscrit la chefferie au titre d’une organisation administrative des “collectivités traditionnelles”. Mais quel rapport y a-t-il entre autochtonie et collectivités traditionnelles ? Il y a comme une assimilation inconsciente à ce niveau : l’anglophone se prend comme membre d’une collectivité distincte à part entière de la collectivité francophone, peu importe le fait que la distinction repose sur un héritage colonial. Il en va de même pour le Bamiléké en face du Douala ou du Beti.
Une petite enquête sur les usages de l’ethnicité (race, ethnie, tribu) dans les archives nationales de Yaoundé suffit à démêler l'écheveau d’un regroupement à l’instar des Bamiléké. Avant que le terme Bamiléké efface les traces de sa cristallisation pour désigner toute personne dont “l’origine” remonte à une chefferie quelconque (usage actuel dans les services de la Sureté Nationale), il était censé identifier ceux dont la “région d’origine” n’était autre que la “région Bamiléké”. Ces notions sont mises entre guillements pour témoigner des découpages et des dispositifs administratifs antérieurs, peu ou prou enfouis dans les archives et la tradition orale. Delarozière remarquait à ce propos que dire à une personne de Foto (une chefferie du département de la Menoua aujourd’hui) qu’elle est Bamiléké n’avait aucun sens à son époque, puisque chacun s’identifiait à la “chefferie” et non à la région.
Bamiléké, c’était alors le raccourci pour désigner ceux-là qui vivaient hors de la région Bamiléké mais qui en étaient “originaires” ou “ressortissants”, termes qui, pour le régime colonial, pesaient essentiellement sur la traçabilité raciale des indigènes. Si la notion revêt quelquefois un sens péjoratif, c’est parce qu’elle évoque une relation particulière entre deux groupes différents qui partagent un même espace. Mais les questions qu’il faut se poser, à la différence du souci colonial, ne consistent pas à se faire une idée de ce que “sont” les Bamiléké. Tout au contraire, la question fondamentale est de savoir comment on devient Bamiléké, à savoir comment on devient non seulement membre d’un groupe ethnique, mais aussi surtout membre d’une chefferie, d’une région, etc. Autrement dit, comment est-ce qu’on devient autochtone à Bafoussam, Yaoundé, Douala, Yokadouma, Maroua, etc.
Dans la région de l’Ouest, j’ai rencontré personnellement une famille de Fongo-Tongo que deux générations antérieures situent à Guider, actuelle région du Nord. Si cette famille fait encore usage de noms qui indiquent cette généalogie, cela n’empêche qu’elle se dise à cent pour cent Bamiléké, ce d’autant plus qu’elle est une famille nobiliaire. En somme, le territoire, le droit, et l’ethnie se trouvent unis derrière ce qui se trame au nom de l’équilibre régional, et que l’idée de terroir devrait aider à démêler. Je pense qu’il est facile pour le petit commerçant de Bépanda Village de le comprendre que d’y trouver une solution.
Peut-être faut-il envisager la confusion entre ethnie et région comme une désagrégation tacite du principe résidentiel, au coeur de l’idée même de république, au profit de l’ancrage biologique au sol comme fondement de la relation politique. Ou encore, on est rendu à penser que l’organisation municipale a échoué à mobiliser une participation politique fondée sur la défense de la propriété et du droit citoyen tant au village que dans la commune ou la région ; au lieu que cette participation soit fondée sur des conseils basés sur des relations de sang, plus ou moins fictives. Le double collège au fondement des conseil régionaux à venir n’est pas en ce sens un signe favorable. Encore l’est-il moins de l’idée qui fonde la création du sénat et la course effrénée des hauts-fonctionnaires aux postes de responsabilité dans leur “village d’origine”.
Anschaire Aveved
Articles cités:
Lamberton, J. (1960). Les Bamilekes dans le Cameroun d’aujourd’hui. Revue de defense nationale, Paris, 16 eme année, Mars, pp.161-177) [Cameroun eclaté, 53-68)
Delarozière, R. (1950) [1949] Les institutions politiques des populations dites Bamileke. (Douala,) : Institut français d'afrique noire, 1950.