Issa Tchiroma Bakary : Je n’ai pas de rancune

Par Xavier Messè | Mutations
- 06-Apr-2009 - 08h30   61650                      
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Il était cadre aux chemins de fer du Cameroun lors des évènements. Il passa plus de six ans au bagne de Yoko. Il évoque son arrestation et ses années de prison.
Comment avez-vous vécu "votre 6 Avril " ? Douala était déserte ce jour-là .La ville était morose, inquiète. Après avoir déposé mes enfants au Petit Joss, l'école publique de Bonanjo, je rejoignais mon bureau à la Régifercam. Les armes étaient disposées en échafaud dans la cours de la radio à Bonanjo. On pouvait conclure que quelque chose se passait. Un ami aussi éperdu que moi me questionne sur ce qui se passait Je n'en savais pas plus que lui. Je répondis que les Camerounais sont réputés pacifiques ; que je ne comprenais pas qu'on entre dans des turbulences violentes. Je fis un tour à Deido Plage où j'habitais. La morosité était généralisée. Aucune information fiable ne circulait dans le sens Douala-Yaoundé et inversement. Je retournais à mon bureau à la Régi où je travaillais comme chargé d'études. Jusque là, vous n'aviez aucune inquiétude, pourtant vous serez arrêté C'est le 16 avril que les éléments de la gendarmerie et police, après m'avoir pris en filature, m'interceptent à l'entrée de mon bureau, sur ordre du délégué provincial à la Sûreté, le Commissaire Pierre Minlo Medjo Entre le 9 avril et le jour de mon interpellation, soit exactement 6 jours, mon bureau avait été fouillé 9 fois et ma résidence autant de fois. Tous les matelas de la maison avaient été éventés, le plafond lacéré. Mes enfants étaient traumatisés. Il aura fallu beaucoup de temps pour que ces enfants s'en remettent de leur traumatisme. Je fus conduit directement à l'aéroport de Douala pour Yaoundé. A la passerelle, les militaires m'attendaient armes au point. Les instructions leur avaient été données que j'étais " un élément très dangereux qu'il fallait surveiller de près. ". A la direction de la police judiciaire où je suis conduit, on avait pris le soin d'évacuer une cellule de malfrats pour m'y loger seul parce que, disait-on, j'étais dangereux ! Je garde de cette cellule le souvenir le plus exécrable de ma vie : une pièce de 3 mètres carrés sans lumière et sans aération. Il n'y avait pas de toilettes. Les détenus faisaient tout sur place ; ils s'asseyaient ou se couchaient sur leurs excréments et sur leurs urines. J'avais passé 3 jours dans cette cellule, dans ces mêmes conditions, qu'on ne souhaiterait pas à son pire ennemi. On me sort de là pour la prison de Kondengui.Je partage le quartier avec Marafat Hamidou Yaya, Marcel Niat Njifenji,Issa Bakari, Dakolé Daïssala,Garga Haman Adji, Amadou Bello, Bobo Hamatoucour. Victor Ayissi Mvodo sera relaxé à la minute même où j'entrais en cellule .Je le croise, le surprends en train de réajuster sa cravate. On se regarde sans se dire un mot, alors qu'on se connaissait parfaitement. Nous étions en train d'entrer dans une nouvelle vie incertaine. La vie carcérale est particulière ; elle vous transforme et fait de vous un autre homme que celui que vous avez été au moment où vous l'engagiez. Marcel Niat Njifenji m'avait demandé de lire pour lui la bible. Tout ce que je faisais à la prison de Kondengui c'était de lire ce livre sacré pour mon compagnon d'infortune .En quelques semaines j'avais parcouru ce livre de la première à la dernière page. On m'en redemandait encore. Vous êtes envoyé à la prison de Yoko… Effectivement. J'y passerai plus de 6 ans de ma vie, jusqu'à mon élargissement en fin 1990. Tout commence au tribunal militaire de Yaoundé, où je suis présenté pour répondre aux chefs d'accusation suivants : assassinat, tentative d'assassinat, destruction des biens publics, apologie du crime. Mon avocat, Me Yondo Black tentera de démonter tout cela en vain. Le verdict était dit d'avance. Le reste n'était que des formalités qu'il fallait remplir. Le colonel Valdès, en sa qualité de commissaire du gouvernement, devait assumer ce rôle pas plaisant de prouver ma culpabilité. Sa tâche ne fut pas aisée. Lorsque je suis présenté au colonel Enanga, président du tribunal militaire, il eu cette réaction exclamative : " Pourquoi vous m'amenez ce monsieur?". Yoko est un bagne au sens pur du terme. Ce sont les Allemands qui avaient construit cette maison carcérale au début du XXème siècle. Non seulement aucune amélioration architecturale n'a été apportée à cette prison, mais l'édifice est dépassé dans toutes les formes. Il y avait aussi le dépaysement qu'il fallait subir et supporter. Cela va durer plus de 6 ans. Vous recouvrez la liberté en 1990… C'est effectivement à la fin de cette année-là que je serai liberé. Le 17 janvier 1991, le président de la République signe l'armistice en faveur de tous ceux qui étaient concernés par les évènements du 6 Avril 1984. Mais certaines personnes bloquent la mise en application de cette loi pour de raisons inavouables. Je prends mes responsabilités et j'organise une manifestation baptisée "La marche de Garoua ". Il s'agissait d'une grande manifestation pacifique devant attirer l'attention des pouvoirs publics sur la volonté de certaines de freiner le retour à la normale de la vie politique. Au terme de cette manifestation, je fus interpellé et jeté en prison une nouvelle fois. Lorsque les populations du grand nord apprennent que je suis incarcéré, de bouche à oreille, l'information circule selon quoi si je ne suis pas libéré aussitôt, on allait égorger tous les fonctionnaires méridionaux en poste dans le septentrion. Connaissant la détermination des ressortissants de cette partie du pays, il fallait prendre l'information très au sérieux. J'avais apprécié la promptitude et la vision avec lesquelles Edgar Alain Mebe Ngo'o, alors secrétaire général de la province du Nord, avait agit en saisissant les autorités de Yaoundé sur la gravité de la situation. Il avait obtenu l'accord de Yaoundé pour que je sois aussitôt remis en liberté. Ce qui fut fait et la tension baissa. Votre entrée au gouvernement en 1992 en qualité de ministre des Transports, était une réparation ou une reconnaissance de vos compétences ? Je voudrais vous rappeler que je suis ingénieur des matériaux et de construction formé dans une des meilleures écoles françaises, avec option "le chemin de fer". Lorsque quelqu'un qui a ce profil dirige un département gouvernemental en charge des transports, cela ne saurait être ni une usurpation, ni un cadeau immérité. Je voudrais vous dire, en passant, que si vous allez au ministère des Transports, mes traces sont restées visibles là-bas. J'ai posé des actes utiles qui font encore entrer de l'argent dans les caisses de l'Etat à ce jour. Au plan politique, étant étudiant, j'ai dirigé la section de France de l'Union nationale du Cameroun (Unc). Ce n'est pas rien. Surtout à ce moment là où la contestation estudiantine était au plus fort. Il fallait encadrer les étudiants camerounais ; on le faisait avec un succès certain. Au plan humain, j'ai subit des humiliations, des frustrations, des souffrances physiques et morales. Je n'ai pas de rancune ; je voudrais seulement que ce qui m'était arrivé n'arrive plus à personne dans notre pays. Le président m'a appelé au gouvernement ; je l'ai servi, avec bonheur. Aujourd'hui encore, je soutiens son action. Je voudrais qu'il réussisse pour le bonheur du Cameroun. Nous avons le devoir de conduire ce pays vers le bonheur en restant dans la paix. Un penseur français a dit que "l'Homme est un apprenti, la douleur est son maître. Nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert." Je fais mienne cette pensée. J'ai souffert et je me connais. Je peux l'affirmer sans gène. Je voudrais aussi partager cette réflexion avec tout le monde : L'humiliation permet à quelqu'un de découvrir l'humilité, et c'est elle - l'humilité- qui conduit vers la grandeur. Plus on est grand, plus on devrait être humble. Cela devrait être la règle. Le monde se porterait mieux. Le 6 Avril est un épisode douloureux qu'il faut transcender. Il fait partie de l'histoire de notre pays, et l'histoire, elle, est faite des joies, des pleures et de sang. L'essentiel étant d'avancer.




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