Musique : Les gloires et misères des artistes engagés

Par Eugène Dipanda | Mutations
- 17-Apr-2008 - 08h30   55473                      
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Longuè Longuè, Lapiro de Mbanga, Joe La Conscience… vivent l’enfer pour avoir pris position sur des problèmes de leur temps.
Attendu chez le juge d’instruction mardi, 15 avril dernier, pour le début de son audition, Lambo Sandjo Pierre Roger, rebaptisé Lapiro de Mbanga, n’a finalement pas été extrait de la prison de Mbanga, où il est écroué depuis le 09 avril 2008. Officiellement, le célèbre auteur-compositeur, par ailleurs militant actif du Social Democratic Front (Sdf), est accusé d'être l'un des instigateurs des émeutes qui ont paralysé une partie du Cameroun en février. Dans l’opinion cependant, on a vite fait le rapprochement entre cette arrestation de l’artiste et la mise sur le marché d’un single intitulé "Constitution constipée", une chanson contre la révision constitutionnelle. Chantée en deux versions, reggae et coupé-décalé, le texte de la chanson critique en effet la suppression de la limitation du nombre de mandats présidentiels dans la Loi fondamentale, qui permet au président Paul Biya, après deux septennats consécutifs, de briguer un nouveau suffrage. Sorti des bacs il y a quelques mois, l’album a fait des gorges chaudes dans les milieux du parti au pouvoir. Certains partis de l’opposition, eux, ont sauté sur l’opus pour en faire quasiment un hymne à leurs revendications. "Les bandits à col blanc veulent braquer la Constitution de mon pays. Les fossoyeurs de la République veulent mettre les lions en cage. Les poussins veulent échapper aux serres de l’épervier. Le peuple est harcelé et menacé d’une tentative de hold-up…", fredonne notamment l’artiste. Malgré son succès populaire, la chanson, manifestement, n’est pas du goût des tenants du pouvoir. Au cours d’un spectacle organisé à Buea dans le cadre de la dernière ascension du Mont Cameroun, par exemple, la prestation de Lapiro de Mbanga a été interrompue sans façon, alors qu’il interprétait "Constitution constipée" devant des autorités de la République. Toujours très critique vis-à-vis du régime l’artiste avait déjà fait parler de lui en 1986 avec l’album "No Make erreur" et, plus tard, en 1989 avec le tube "Mimba Wi" (pense à nous), qui passent le régime Biya au crible. Mais à l’époque, le bâillonnement de Ndinga Man n’était pas allé jusqu’à la privation de sa liberté. Dans le contexte de la révision constitutionnelle pourtant, le poids de l’enjeu politique semble avoir poussé le pouvoir à changer de méthodes. Prétextes fallacieux Quelques semaines avant Lapiro de Mbanga, Joe De Vinci Kameni, alias Joe la Conscience, a lui aussi été envoyé en prison sous de prétextes jugés fallacieux par certains. L'auteur de "Emmerdement constitutionnel" séjourne à la prison centrale de Yaoundé depuis le 05 mars 2008. Il a été condamné à six mois de prison ferme pour "Réunion et manifestation interdite", au terme d’un procès pour le moins expéditif. Mais, on sait que l’artiste avait engagé le 18 février 2008, une "longue marche pour la paix", qui partait de Loum pour Yaoundé, où il entendait remettre "à mains propres" au président de la République un mémorandum intitulé "50 bonnes raisons pour ne pas modifier la Constitution du Cameroun". Une initiative mal venue, à en croire l’attitude des autorités administratives et sécuritaires du département du Moungo, qui ont multiplié des intimidations contre Joe La Conscience. Bravant l’interdiction du gouverneur du Littoral relative aux manifestations publiques, l’artiste a par ailleurs commis l’"imprudence" d’engager une grève de la faim devant l’ambassade des Etats-Unis à Yaoundé, pour revendiquer la réouverture de certains organes de presse frappés d’interdiction. Avant l’incarcération de Joe La Conscience, Aya Patrick Lionel, son fils de onze ans, a été abattu par balle dans la journée du mercredi 27 février. Les émeutes battent alors leur plein dans le pays, et l’atelier de menuiserie de l’artiste ne sera pas épargné par les pilleurs… Depuis le quartier 8 de la prison de Kondengui, Joe La Conscience a commis une lettre aux représentations diplomatiques le 09 avril dernier. "Le crime que l’on m’impute est d’avoir fait une marche à pied de Loum à Yaoundé et d’avoir amassé plus de 1000 signatures contre l’amendement de la Constitution par le président Biya. On m’accuse d’avoir fait un sit-in pacifique devant l’ambassade des États-Unis à Yaoundé afin d’exposer cette situation au monde. Voilà mon crime. Afin de sauver les jeunes qui, aujourd’hui, croupissent dans les centres de détention, je vous prie d’intercéder auprès du Président Biya dans le but d’obtenir au profit de la jeunesse, une grâce présidentielle à l’occasion de la fête nationale du 20 mai 2008", écrit-il notamment. Opiniâtreté Selon toute vraisemblance, en tout cas, le confinement dans lequel le pouvoir voudrait contraindre certains artistes engagés est loin de les faire changer de conviction. "Le libérateur" Longuè Longuè ne continue-t-il pas de surfer sur la vague de son succès populaire malgré l’interdiction dont fait l’objet son dernier album sur les antennes de la radio et de la télévision nationales depuis le 31 janvier 2008 ? Le titre "50 ans au pouvoir" contenu dans l’album "Le libérateur libéré" (Juin 2006), est en effet apparu à certains zélateurs du pouvoir Rdpc, comme une provocation de trop de la part de cet artiste. Déjà auteur de "Ayo Africa" et "Privatisations", entre autres tubes chargés de critiques contre les gouvernants camerounais, Longuè Longuè a simplement poursuivi dans sa logique. Dans "50 ans au pouvoir", en effet, Longuè Longuè passe pour la voix des sans voix. "Détourner les fonds publics, truquer les élections, épargner à l'étranger, changer la Constitution... c'est cela la maladie de l'Afrique. Ils (les dirigeants africains) nous gèrent comme du bétail...", chante-t-il. Et "Le libérateur" de mettre en garde tous les dirigeants de son pays, contre un éventuel changement de Constitution : "Essayez et vous verrez que nous ne sommes pas Togolais, Burundais ou Congolais...". Une tempête dans un verre d’eau, finalement. L’Assemblée nationale a "validé" le pouvoir à vie. Mais, malgré leurs nombreuses déconvenues, les artistes ont-ils pour autant baissé la garde ?




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