Dans une interview accordée au Journal Du Dimanche (JDD), Tanguy Moulin-Fournier raconte ses soixante jours dans la savane aux mains des hommes de Boko Haram. Un témoignage bouleversant sur le quotidien de la famille kidnappée et sur la force de caractère des quatre enfants.
Dans une interview accordée au Journal Du Dimanche (JDD), Tanguy Moulin-Fournier raconte ses soixante jours dans la savane aux mains des hommes de Boko Haram. Un témoignage bouleversant sur le quotidien de la famille kidnappée et sur la force de caractère des quatre enfants.
Comment s'est déroulé votre enlèvement, le 19 février?
Nous étions sur la route, près du parc de Wasa. On allait voir les éléphants, on était parti assez tôt le matin. Et puis à un moment donné, face à nous, cinq motos nous font barrage. Je me suis dit que c'était des coupeurs de route, même si c'était un peu bizarre en plein jour. Dans ces cas-là, normalement, la procédure, c'est de s'arrêter et de rester calme. On sort alors de la voiture, ils la prennent et ce n'est pas bien grave, ce n'est qu'une voiture. Mais là, lorsque je suis descendu, ils m'ont fait monter à l'arrière, ont pris ma place et ont quitté la route. Là, on se dit, il y a un truc qui ne va pas. Nos ravisseurs conduisaient très mal, ils ont embourbé la voiture au bout de 1.500 m. Il faisait déjà chaud à 8 heures du matin, le pack d'eau que nous avions dans la voiture devenait de l'or. Et là, un truc complètement fou s'est passé. Ils ont pris les bouteilles d'eau pour laver les chaussures des enfants qui avaient un peu de boue! Ensuite, nous sommes passés d'une moto à une autre. Ils roulaient comme des malades dans le désert, avec les enfants dessus. J'avais peur qu'ils tombent. Ils ont détourné un taxi, trois voitures aussi parce qu'à chaque fois ils en cassaient une au bout d'une demi-heure. Et puis nous sommes arrivés dans le camp.
Qu'avez-vous pu prendre avec vous?
On partait pour la journée, donc on avait emmené des papiers, crayons de couleur, un coloriage. On n'avait pas de Playmobil, c'est dommage. Nos ravisseurs ont tout pris, y compris le mode d'emploi de la voiture, sauf une chose: les médicaments. Moi, j'avais un sac avec une boite de Scrabble. Au début, quand nous n'avions pas le droit de bouger sous nos 15 m2 de tente, elle nous a sauvés. Nous avons fait un nombre de parties incroyables. On avait aussi deux livres pour les enfants, Les Fables de la Fontaine et La Chèvre de Monsieur Seguin. Moi, j'avais pris Gatsby le magnifique, je l'ai lu quatre fois, ma femme trois fois, et nous avons commencé à l'apprendre par cœur avec mon fils aîné.
Où avez-vous vécu?
Il y a eu deux camps, le premier au milieu de la savane avec des arbres secs, du bois mort, des ronces et de temps en temps un petit buisson de 2m maximum. On a passé trois semaines sous notre toile, où il fallait souvent être courbé. Sous une même tente, à côté, les ravisseurs graissaient leurs armes toute la journée. Puis nous avons été déplacés vers un second campement, où il y avait quelques arbres et un peu d'ombre. On avait un peu plus de place, les enfants pouvaient un peu plus bouger. Là, nous vivions complètement à la belle étoile, toute la famille dormait sous un arbre. La journée, on tournait autour en fonction du soleil. Avec 40 °C, vous ne tenez pas une demi-heure. Une nuit, des hyènes ont hurlé, les enfants ont reconnu leurs cris.
Avez-vous eu faim?
Dès le premier jour, ils nous ont donné un sac de riz: "Voilà la marmite, maintenant, tu fais la bouffe». Et des sardines. Il y avait un trou fait à la machette dans la terre, on allait chercher du bois à côté. On a eu du riz trois fois par jour pendant deux mois, des sardines une fois par jour. Mais nous n'avons pas toujours eu de l'eau en quantité suffisante. Cette eau, qui était souvent boueuse, parfois sentait l'essence, c'était la bataille de tous les jours, ça devient vite la crise. Il fallait tout le temps en redemander, elle arrivait une heure, deux heures plus tard. Nous avons souffert de la soif. Les enfants étaient évidemment prioritaires.
Comment occupiez-vous vos journées?
Vous vous levez à 5 h 30, les enfants ont faim. Il faut faire le thé, le riz, aller chercher le bois, espérer qu'ils aient apporté de l'eau, la faire chauffer pour faire cuire le riz. Après on se retire de la "cuisine", on va un peu à l'ombre. Puis on doit recommencer pour le déjeuner, le dîner... Il faut se dépêcher car la nuit tombe très vite.
A 18h30, sans lampe, nous devions nous coucher. On a vécu deux mois sans montre, à regarder la position du soleil.
Donc il y a un rythme.
Avez-vous été frappés?
Au moment de l'enlèvement, nos ravisseurs étaient un peu agressifs, ils nous visaient avec leurs armes. Ils disaient: "Je vais te tuer, je vais te tuer." Mais il n'y a pas eu de violence physique, et nous n'avons jamais été entravés. Ils étaient simplement là, uniquement des hommes, par dizaines, jamais cagoulés. Par contre, on a eu des moments d'abattement, où l'on se disait qu'on n'allait jamais s'en sortir, qu'on ne viendrait pas nous chercher. On avait peur lorsqu'on demandait de l'eau et qu'on ne nous l'apportait pas, que l'on voyait l'un d'entre nous tourner de l'œil. La peur d'y rester à cause de l'eau. Peur aussi quand ils nous ont transférés d'un camp à l'autre, sans savoir où on allait. Le jour encore où, dans le deuxième camp, ils ont apporté un serpent de 2 m en disant: "Vous avez vu le beau bébé python". Et puis ils passaient leur temps à armer leurs fusils, un coup est vite parti... Il n'y avait pas de médecin. En fait, à tout instant on se dit que cela peut dériver. A la fin, vous voulez juste que cela s'arrête.
Avez-vous eu des problèmes de santé?
Oui, mais pas trop graves. On nous a apporté de vagues médicaments, mais je ne suis pas sûr que le corps médical français les aurait conseillés. Leur médecin faisait des diagnostics, mais on s'arrachait les cheveux. En fait, on faisait plus confiance à ma femme. Le "docteur" nous proposait une perfusion, on refusait.
Il diagnostiquait le palu, mais il n'y avait pas de moustiques. A la fin, il finissait par nous dire "ok, je vais demander qu'ils vous apportent des fruits". Il aurait pu arriver n'importe quoi, quelqu'un aurait été piqué et aurait fait une allergie, c'était fini. Heureusement, nous avons surtout eu des problèmes liés à l'eau, des diarrhées. On se vide vite, vous pouvez vite finir... J'ai perdu 12 kg.
Qu'est-ce qui vous a permis de tenir?
Deux choses, très clairement: la prière, qui est la base, et le fait d'être en famille, réunis. On n'avait pas de Bible mais un petit livre de prières. Et nous étions avec nos enfants, ils allaient bien, cela nous aidait. Cela, c'était essentiel. Eux n'ont pas réalisé ce qui se passait, les plus petits, en tout cas. Ils prenaient deux bouts de bois, commençaient à jouer, à fabriquer des flèches ou des avions. On avait un livre sur les Jeux Olympiques dans l'Antiquité grecque, on faisait des petits problèmes de mathématiques, comme des jeux... Cela occupait tout le monde.
Comment s'est passée votre libération?
Quelques heures avant, ils nous ont dit: "C'est bon, faites vos bagages, on vous ramène au Cameroun". On a roulé, et puis on est arrivé dans la nuit à moitié endormis. Ils nous ont dit: "Maintenant, vous courez, c'est en face". Nous sommes tombés dans les bras des officiers camerounais qui nous attendaient, on était libres! J'en profite pour remercier les Gouvernements camerounais, nigérians et français. Moi, je me suis toujours dit que tant que je ne serais pas dans les bras d'un gendarme français ou camerounais, ce ne serait pas fait. Après nous avons pris l'avion, sans réaliser tout de suite. Je me suis endormi, je me suis réveillé, il n'y avait plus l'arbre au-dessus de ma tête...
Vous envisagez de retourner un jour au Cameroun?
Cela fait deux ans que ma famille y habite. C'est un super pays, très beau, où nous avons plein d'amis, où les gens sont adorables. Il serait terrible que ce pays pâtisse de ce qui est arrivé. Mais nous allons y réfléchir ces prochains jours. L'enjeu aujourd'hui, c'est que la vie continue. Rien n'est programmé. Nous venons d'arriver, de faire des examens médicaux et on va prendre un peu de temps. À midi nous avons mangé des frites, du fromage, bu un petit verre de vin rouge, ce dont nous rêvions depuis deux mois. On revient aux basiques, à la normale. Vivons jour après jour.